De A comme « Auberge » à Z comme « Zweig », le psychiatre Emmanuel Venet trace un itinéraire intime et savant dans un abécédaire délicat et érudit.

« Le 16 juillet 1882, Sigmund Freud s’installe dans un café sur la place centrale de Teschen pour écrire à Martha Bernays, sa fiancée, qu’il va rejoindre à Hambourg ». Tel est l’incipit de la nouvelle inaugurale, la première d’une série de vingt-six qui forment un abécédaire facétieux et savant à la fois, bien dans le ton des précédents livres d’Emmanuel Venet.

Freud évoque dans sa lettre sur papier à en-tête de la brasserie « le café qu’on a tardé à lui servir, le délicieux gâteau qu’il s’est offert, et la fortune qu’il pourrait dissiper dans cette auberge, à force d’y acheter ce qui, d’après lui, s’y vend : la lumière, l’encre, l’usure du mobilier. » Ainsi se trouve expliqué dès l’ouverture ce titre énigmatique, placé sous le signe de l’écriture et d’une forme de mélancolie, dont l’auteur, par ailleurs psychiatre, a vu de multiples manifestations dans ses consultations.

Ce n’est pas ce qu’il commente pour sa part dans ce « petit coup d’éclat stylistique d’un homme épris qui se met en route », mais « les plus nobles attributs de l’homme : la raison que symbolisent les Lumières ; la langue et sa capture dans un système d’écriture ; et la technique par laquelle les humains fabriquent des lits où dormir et des tables où manger. » Cette formule vaut pour lui comme un « talisman », depuis sa première lecture de cette lettre. C’est pourquoi il l’a choisie comme titre de ce recueil de textes brefs, de nature souvent autobiographique, mais qui font aussi la place à une culture aussi solide que rieuse et plaisante, bien dans son style.

 

Les brouillards de Lyon, Kafka, Laure et Yersinia

L’auteur évoque son enfance lyonnaise, remplie de brouillards, et son éducation à l’ombre de parents pénétrés de religion catholique et de valeurs conservatrices, son parcours spirituel, ses désillusions amoureuses, ses affinités littéraires, ou encore son expérience de psychiatre. Il fait le récit de la vie amoureuse complexe de Kafka, pour qui chaque amante risque de devenir une épouse qui exigera, selon les termes de l’écrivain pragois, « une vie moyenne, un appartement confortable, une nourriture abondante, le sommeil à onze heures du soir, une chambre chauffée ». Bref, commente Emmanuel Venet, « une purge pour qui veut consacrer son existence à la création ».

Ce chapitre est suivi par le récit de sa relation passionnée avec son amante, Laure, dont le prénom constitue le début de chaque paragraphe, cet effet mécanique n’empêchant pas une grande émotion dans l’évocation de cet amour singulier qui suscite des réflexions valant sans doute pour toutes les amours. L’avant-dernier chapitre est consacré au bacille responsable de la peste bubonique auquel Alexandre Yersin a donné son nom, après avoir été envoyé à Hong Kong étudier la maladie par Pasteur en 1894. L’auteur a connu dans sa jeunesse une femme qui lui a fait vivre « le martyre de l’apprentissage amoureux », et il lui donnait « in petto » le surnom de Yersinia.

« Pas Yersinia pestis, c’eût été lui donner trop de prestige, mais Yersinia tout court. Ce surnom lui allait bien. Toutefois, de peur de la vexer et de la perdre définitivement, je n’ai jamais osé l’appeler ainsi. Avec le recul, je suis presque sûr qu’il s’agissait d’un excès de prudence : elle se serait sentie flattée, et qui sait si nos relations ne s’en seraient pas mieux portées ? »

Ce recueil de nouvelles autonomes est un vrai plaisir de lecture, grâce à son humour, sa fantaisie, son érudition et l’art de ne jamais peser, pour que l’intime puisse acquérir une dimension universelle.