La correspondance entre Stefan Zweig et Lotte Haltmann, sa secrétaire puis dernière épouse, jusqu'à leur mort commune à Petrópolis en 1942, offre une vue émouvante sur une vie de conviction et sa fin.
Stefan Zweig (1881-1942), écrivain autrichien mondialement connu, vit bourgeoisement en Autriche, à Salzbourg, lorsque le danger nazi se précise et que la menace devient tangible l’obligeant à s’installer à Londres en 1934. Il appartient à une famille juive non pratiquante et n’évoque jamais une quelconque religion, autre que celle de la liberté et de la culture. Très bon élève, il soutient une thèse sur Hippolyte Taine, publie des poèmes et des nouvelles (La Confusion des sentiments, 1926 ; Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, 1927), un roman (La Pitié dangereuse, 1939) et s’engage entièrement dans l’écriture. Il s’essaie aussi au théâtre (La Maison au bord de la mer, 1911 ; Légende d’une vie, 1919 ; Volpone, 1925) et surtout à la biographie, dont il devient vite un des auteurs les plus en vue. Qui ne connaît pas ses vies de Trois maîtres : Balzac, Dickens, Dostoïevski (1931), Joseph Fouché (1929), Marie-Antoinette (1932), Érasme (1934), Marie Stuart (1935) ou encore Magellan (1938) ? Polyglotte, c’est aussi le traducteur de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et John Keats. En 1920, il épouse sa compagne, Friderike Maria Burger (1882-1971), qui a déjà deux filles, Suse et Alix von Winternitz. Dans le présent recueil, nous le trouvons à son départ d’Autriche pour Londres, avec sa femme. Il cherche une secrétaire pouvant taper ses textes et engage Charlotte Elisabeth Altmann (1908-1942), dite « Lotte ». Assez rapidement, ils deviennent amants, puis ils se marieront et s’installeront au Brésil.
La correspondance de Stefan Zweig est impressionnante : avec Romain Rolland (520 lettres à et 227 de), à Sigmund Freud, à Richard Strauss… Les lettres ici rassemblées par Oliver Matuschek sont principalement de Stefan, seules quelques-unes lui sont envoyées par Friderike ou Lotte. Le lecteur suit l’état d’esprit de Stefan concernant ses sentiments envers Friderike, dont il divorce pour épouser Lotte, son œuvre (il cherche un éditeur non soumis aux diktats nazis envers les juifs), ses biens et leur partage avec Friderike, son installation dans une maison à Bath et les travaux à y engager, etc. Une correspondance sur les soucis quotidiens plus que sur un grand amour, rares sont les phrases adressées à Lotte qui révèlent une passion. La différence d’âge – presque trente ans –, l’objet lettre qui peut être lue par une autre personne que son destinataire, sa réserve, font que Stefan ne s’épanche pas facilement et réserve à ses conversations avec Lotte les mots qu’il n’ose lui écrire…
Il voyage beaucoup, change fréquemment d’hôtel, travaille toujours et envoie à sa secrétaire ce qu’il écrit sur Marie Stuart afin qu’elle le tape. Nous apprenons qu’elle vient d’acheter une machine à écrire, ce qui enchante Stefan qui, ainsi, pourra relire et corriger une copie propre et bien lisible. Il complimente « Mademoiselle Altmann » pour la qualité de son travail : « Vous avez été, lui écrit-il le 24 décembre 1935, terriblement active et je vous en remercie de tout cœur pour votre dévouement qui est d’autant plus estimable que vous avez été sollicitée quand vous veniez tout juste d’être malade. » Il lui raconte la maladie de sa mère, ce qu’il compte faire avec son frère pour améliorer sa vieillesse, lui décrit les paysages qu’il traverse et les gens qu’il rencontre, le clou étant son voyage au Brésil et en Argentine. Là, il est reçu triomphalement, les foules se pressent pour l’entendre, il dédicace plusieurs centaines d’ouvrages à la suite de ses conférences, passe à la radio, est interviewé par les plus importants journaux, dîne avec les puissants, etc. Il est conquis et trouve le Brésil, en particulier, très beau. Ce qui, plus tard, expliquera le choix de s’y établir. Il pratique diverses langues (français, italien, anglais, espagnol) et se félicite de progresser. En 1938, ce sont tous les deux qui empruntent le Normandie pour aller aux États-Unis, ils ne sont pas encore mariés et deux chambres sont réservées dans chaque hôtel de leur périple (Philadelphie, Boston, New York, Indianapolis, Chicago, Cincinnati, Kansas, Houston, Dallas, San Francisco, Salt Lake City, Los Angeles…). C’est à Hannah Altmann, la sœur de Lotte, qu’il relate les conditions de son voyage, les personnalités qu’il fréquente, les villes qu’il découvre.
Cette correspondance ressemble à un journal qui ne serait pas intime, mais destiné aux intimes qui sont tenus au courant de tout ce qui s’entrechoque dans son esprit en ces années terribles, tant sur le plan personnel que sur le plan de l’histoire du monde. La guerre gronde, le nazisme se renforce et devient arrogant, les autres puissances demeurent incertaines dans les décisions à prendre. Tout cela « travaille » Stefan qui se sent fatigué par tout ce qu’il faut faire, aider les uns, dénoncer les autres, tout en poursuivant son œuvre littéraire. À l’automne 1941, ils s’installent à Petrópolis, il continue à écrire et elle à taper, ils reçoivent beaucoup et sont au courant de tout ce qui secoue ce monde qui n’est plus le leur, au point de s’en retirer le 23 février 1942. La veille, Lotte a terminé de saisir Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen et l’a envoyé à l’éditeur.
Texte établi et présenté par Oliver Matuschek
Traduction de l’allemand et avant-propos par Brigitte Cain-Hérudent