Un échange de propos érudits entre deux marcheurs : le professeur de neurologie et biologie cellulaire Yves Agid et le philosophe Roger-Pol Droit.

Le projet littéraire de Roger-Pol Droit et Yves Agid se veut une subtile alliance du fond et de la forme du sujet – à savoir le rapport étroit que la marche pourrait entretenir avec la pensée –, sinon un mariage harmonieux entre les sciences et les humanités. Si des points de discorde se dessinent de loin en loin, la dialectique fait sourdre des points de vue originaux sur un thème qui mérite toute notre attention tant il conditionne le bon fonctionnement de notre mécanique biologique et de « quantité d’automatismes qui assurent notre équilibre ».

Deux activités subconscientes

Nombreux sont les philosophes promeneurs qui – tels Montaigne, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau ou Nietzsche – ont fait l’apologie de la marche comme une activité consubstantielle à la/leur réflexion, mais Roger-Pol Droit défend une autre thèse, celle de la pensée comme « une sorte de marche mentale ». Il file la métaphore du déroulement de la pensée conçu comme la progression d’une marche physique : « La pensée, telle que je l’éprouve, est une marche, un mouvement au sein des idées, entre les mots, entre les représentations. De même que nous avançons, en ce moment, sur ce chemin où nous nous déplaçons en mettant un pied devant l’autre et en réitérant ce geste, de même quand nous pensons, nous avançons en élaborant des phrases, des enchaînements d’idées et en nous déplaçant ainsi dans un paysage de significations. Et ce qui rapproche encore plus cette marche mentale de la marche physique, c’est la nécessité de se déséquilibrer en permanence. […] Mon intuition – ce n’est pas une connaissance… – est que le mouvement de la pensée est analogue à ce déséquilibre/rééquilibre de la marche physique. Que fait la philosophie ? Elle déstabilise nos certitudes. »

L’analogie ne manque pas d’intérêt puisque la déambulation et la cogitation sont deux activités subconscientes et énergivores. Pilotées par le cerveau (et plus précisément par la partie antérieure du cortex frontal), elles ont chacune leur propre style. En effet, la marche se conçoit en quelque sorte comme une empreinte digitale tant elle est « caractéristique de la personne. Elle dépend fort peu de la longueur des pieds, de la forme des fémurs, et beaucoup plus du “plan de marche” mémorisé puis mis en œuvre dans notre cerveau ». Les Romains de l’Antiquité l’avaient parfaitement saisi, sensibles qu’ils étaient aux divers comportements sociaux exprimés dans leurs déambulations.

Des processus comparables ?

Cette confrontation de points de vue magistralement servie par les croquis enjoués d’Yves Agid se veut très stimulante pour l’esprit, même si elle s’émousse par endroits dans les interventions de Roger-Pol Droit lorsqu’elle est émaillée d’un humour potache. Par exemple, à l’idée de faire le tour du lac à pied, ce dernier s’exclame : « […] c’est plat. Je pourrais donc dire des platitudes en étant de circonstances… » Au cours de ces promenades saisonnières, à chacun ses interventions dans son domaine de compétence : Yves Agid reviendra sur l’évolution darwinienne de notre cerveau, les mécanismes cognitifs responsables du circuit moteur de la marche, les pathologies de la locomotion et les troubles de l’expression, ainsi que sur les raisons de l’intrication de la marche et de la créativité. Roger-Pol Droit, quant à lui, offrira un panorama des philosophes promeneurs, une définition rigoureuse de la pensée à trois niveaux (l’intelligence adaptative, la sensibilité et la conscience), des réflexions pointues sur le langage et la parole.

À mi-chemin de l’ouvrage, dans ce pêle-mêle de considérations, le philosophe précisera sa pensée sur ce rapprochement intuitif qui n’a pas encore gagné toute sa légitimité scientifique : « En effet, j’ai le sentiment que la formulation de ma pensée passe par les mêmes étapes que celles nécessaires à ma marche : des périodes d’avancement, des écarts que je rattrape, tout cela en essayant de trouver un équilibre, afin que le déroulement de ma pensée s’effectue sans me tromper dans les mots, sans faire de sens, sans tomber dans les platitudes, sans bredouiller. J’irais même jusqu’à dire qu’il existe des “postures” dans la pensée, des manières de se mouvoir ou de se tenir qui me semblent analogues aux attitudes des marcheurs que tu as évoquées. Je suis donc persuadé que la pensée est un mouvement, une avancée permanente, une progression pas à pas. En cela, elle me paraît entretenir avec la marche une parenté profonde, structurelle. Comme si les deux partageaient des traits essentiels, peut-être des processus identiques, ou à tout le moins comparables. »

Yves Agid concédera par la suite que « l’expression motrice de la parole, de l’écriture et de la marche a une dynamique anatomo-physiologique voisine, même si ces trois fonctions empruntent des circuits nerveux différents ». En toute prudence, force est d’admettre qu’il y a similarité mais pas identité. Selon le professeur de neurologie, « le substrat scientifique reste à démontrer ». Le philosophe taoïste chinois Lao-Tseu disait que le vrai voyageur n’a pas de plan établi, pas plus qu’il n’a l’intention d’arriver à destination. Si en fin de lecture le lecteur a le sentiment que la structure de Je marche donc je pense a été anticipé avec la plus grande minutie, il pourrait avoir l’impression tout aussi légitime que la destination était au bout du compte moins essentielle que sa progression qui mène sur les chemins du savoir.