Longtemps mise à l'écart des grands récits occidentaux sur l'histoire de la philosophie, la pensée indienne est ici explorée dans toute son ampleur théorique et polémique.

On doit à Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié un grand nombre de travaux sur des auteurs ou des thèmes de la philosophie indienne. Le premier est directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études et la seconde est professeure à l’Université Sorbonne Nouvelle et membre de l’Institut universitaire de France. Rassemblés pour la rédaction de ce livre, ils proposent une somme à la fois introductive et détaillée de cette pensée.

Ce que l’ouvrage prend pour objet et que les auteurs regroupent sous le terme de « philosophie indienne » est une entreprise rationnelle de problématisation, d’argumentation logique et de recherche de la vérité émergeant au cours de l’Antiquité dans le sous-continent indien et ayant engendré des traditions de pensée séculaires.

Un objet à reconstruire

La notion même de « philosophie indienne » ne va pourtant pas de soi, si on l’aborde d’un point de vue occidental. Car de même que pour la Chine, l’importance de la philosophie indienne a longtemps été minorée au nom d’un récit historique essentiellement centré sur l'Europe : la philosophie serait née en Grèce, et il n’y aurait de tradition philosophique véritable qu’héritée de celle-ci.

De fait, l’Inde a une place réduite dans l’enseignement de l’histoire de la philosophie en France (quoique le nom de Nāgārjuna figure depuis peu dans la liste des auteurs au programme du baccalauréat) et l’intérêt qu’on y a porté par le passé a longtemps été motivé par des partis-pris douteux ou teinté de divers préjugés. C’est le cas jusque chez G.W.F. Hegel qui a fait de l’Inde un moment (dépassable) de l'histoire de la philosophie, chez A. Schopenhauer qui y a cherché les origines d'une pensée indo-européenne et chez les écrivains romantiques qui se sont tournés vers elle avec fascination, y cherchant une forme d’altérité radicale avec la pensée rationaliste de l’Occident.

Plus récemment, ce sont les travaux de Roger-Pol Droit ou les allusions d’André Comte-Sponville qui ont rappelé la philosophie indienne aux oreilles du grand public. Mais le corpus ainsi diffusé s’est souvent limité au Veda et aux Upaniṣads, donnant à ces textes une certaine autorité mais masquant dans le même geste des pans entiers de la philosophie indienne. Avec cet ouvrage, les auteurs entendent pallier cette méconnaissance et inviter le grand public à découvrir la pensée indienne dans son unité autant que dans ses variations.

Philosophie et religion

On a en particulier exclu la pensée indienne du champ propre de la philosophie au nom d'un certain rationalisme — opposant, dans la tradition occcidentale, la foi et la raison. Les penseurs indiens seraient trop empreints de mystique et de religion pour prétendre atteindre la pureté du concept. Mais les auteurs montrent que la philosophie indienne a aquis une certaine autonomie relativement aux religions partageant le même cadre spatio-temporel — et le livre, qui s'intéresse à la première, ne commente pas pour eux-mêmes le Veda et les Upaniṣads qui constituent le socle de l’hindouisme, ni le jaïnisme ou le bouddhisme.

En l'occurrence, la philosophie indienne manifeste un intérêt marqué pour les sciences positives (algèbre, linguistique, médecine) et la théorisation qu'elle propose des pratiques discursives et des normes de vérité l'émancipe de toute dépendance vis-à-vis des religions. Le vocabulaire indien de la raison enveloppe d'ailleurs une notion de cause et de justification logique qui témoigne de son autonomie en tant que capacité démonstrative, opérant par voie d’argumentation.

L'ouvrage met toutefois en évidence l’orientation résolument empiriste de l’épistémologie indienne : les sens règnent à peu près sans partage sur le monde naturel et la connaissance ne se cherche pas du côté du suprasensible. Les auteurs indiquent que les mathématiques ne semblent pas avoir érigé les mathématiques en un modèle de scientificité, ni pour l’idéalité de leurs objets, ni pour leur harmonie formelle, ni pour la rigueur de leurs déductions.

Une philosophie « à l’œuvre »

Certes, l'Inde ancienne ne dispose pas de terme susceptible d’être tenu pour synonyme du grec philosophia. Mais cela n'est pas une condition nécessaire — il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler que certains philosophes pré-platoniciens aujourd'hui tenus pour les fondateurs de la philosophie grecque n'employaient pas eux-même ce terme pour qualifier leur activité. Le champ philosophique, en Inde, se déploie à travers des questions aussi diverses que la connaissance, la logique, le langage, la sémantique, l’ontologie, la théologie et la métaphysique.

Face à ce paysage philosophique, les auteurs n'ont pas pris le parti de décrire une à une les écoles philosophiques et les doctrines constituant les différentes traditions de pensée indiennes ; ils ont préféré diriger leur attention sur les controverses et leurs enjeux, c’est-à-dire sur un ensemble de problèmes fondamentaux à propos duquel chaque protagoniste se positionne sur un mode polémique, nous donnant à voir ces philosophies « à l’œuvre ». Parmi les points de cristallisation des débats indiens, ils retiennent le soi, l’idéalisme, autrui, la connaissance, l’autorité, le langage, la sémantique, Dieu, l’espace et le temps.

Le chapitre qui concerne le « soi » — c'est-à-dire l'identité (le « je ») et son rapport au changement — est tout particulièrement fascinant. On s'est en effet interrogé en Inde, comme en Grèce, sur le statut de l’identité personnelle ; on s’est querellé sur la possibilité de donner un fondement substantiel à ce « soi » et on l’a soupçonné d’être une chimère. Mais si ces discussions sont bien connues du lectorat occidental, ce chapitre montre que, dans la perspective philosophique indienne, l’identité personnelle doit se dissoudre dans une réalité transpersonnelle. Au reste, le salut passe par la connaissance du soi et la distinction de ce qu'il n'est pas (le corps, les affects, l'intellect…).

Les autres chapitres permettent au lecteur de parcourir des réflexions sur la divinité (toujours mésinterprétée par la référence systématique aux dieux de la mythologie hindoue, pas nécessairement indienne) ou sur le temps, en ne perdant rien de leur complexité et de leur dimension polémique, tout en tirant profit de leur inclusion dans des systèmes de pensée plus généraux — lesquels peuvent à bon droit être qualifié de « beaux », comme l'affirment les auteurs.

Philosophie et politique

Les auteurs remarquent un point original concernant le développement de la philosophie indienne : celui-ci n'est solidaire d’aucune innovation politique précise. Son avènement, qui peut être situé entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère, n’est lié, semble-t-il, à aucun foyer géographique précis, et ne revêt pas l’aspect d’un « miracle » (comme on parle parfois de « miracle grec ») car plusieurs écoles possèdent déjà une longue histoire au moment où elles se tournent vers la philosophie. C’est donc dans des contextes différents qu'il faut identifier son émergence et il convient de déterminer spécifiquement des circonstances favorables pour chaque école.

On ne doit pas en conclure pour autant que la philosophie, en Inde, se désintéresse de la politique. La science du droit y bénéficie au contraire d’une attention soutenue, même si la littérature politique, en tant que prérogative brahmanique, se réduit à des conseils aux Princes. Au demeurant, l’Inde dont on parle n’a pas connu d’autres constitutions que monarchiques, ce qui a rendu difficile des exercices de comparaison avec d’autres régimes politiques. En revanche, les réflexions sur la sphère pratique sont abondantes ; par exemple, certains philosophes ont remis en question le caractère naturel du devoir socioreligieux.

Ce qui est certain, c’est que la lecture pied à pied de cet ensemble, en allers et retours permanents avec nos conceptions d'héritage gréco-latin, renforce l’obligation de réviser nos jugements et de repenser les débats entre les différentes cultures philosophiques. Et ce d’autant plus que les « autres » cultures nous décalent et nous décoïncident (pour parler comme François Jullien à propos de la Chine) de nos présupposés, en particulier de ceux qui nous ont empêché jusque là de fréquenter ces textes aussi abondants qu’exaltants.