Les célébrités entrepreneuriales nous sont présentées comme des génies aux capacités hors du commun. Ce livre réfute cette mythologie et l’idéologie qu’elle alimente.

Après La Fabrique du consommateur (2020), essai sociohistorique qui retrace les grandes étapes de la conversion des populations à la consommation, Anthony Galluzzo s’intéresse avec Le Mythe de l'entrepreneur (2023) aux caractéristiques et aux origines des mythes qui entourent ces célébrités élevées par l’opinion médiatique, puis publique, au rang de légendes : les entrepreneurs. Andrew Carnegie et Thomas Edison jadis, Steve Jobs et Bill Gates hier, Elon Musk et Jezz Bezos aujourd’hui : ces personnages peuplent nos imaginaires et incarnent nos conceptions de la réussite individuelle. À leurs noms sont associées les idées d’héroïsme, de persévérance, d’inventivité ou encore de courage. Ces conceptions se justifient-elles réellement, entièrement ? Ou sont-elles le produit d’un storytelling durablement imprimé dans nos esprits ?

Conservant le souci de l’ancrage historique et du cadrage sociologique, l’auteur nous plonge dans les engrenages de la pensée mythique pour faire l’autopsie des mythes qui entourent ces célébrités entrepreneuriales érigées en modèles de dépassement de soi et de vertu. Empruntant à la mythologie le concept de « mythèmes », et à la littérature celui de « topoï », il dévoile les énoncés élémentaires qui constituent « le mythe de l’entrepreneur », et que l’on retrouve dans chacune de ces épopées. Grâce à une documentation fouillée sur la biographie de ces célébrités (notamment Steve Jobs, cas d’étude des deux premiers chapitres), ainsi qu’une analyse sociohistorique de leurs milieux de socialisation et de l'émergence de leurs entreprises respectives, il propose un contrepoint aux récits dithyrambiques colportés par les médias, en ancrant leurs réussites dans un cadre social et collectif plutôt qu’individuel et coupé du monde.

Anthony Galluzzo élargit son propos en discutant de la fonction « légitimatrice » des mythes entourant les entrepreneurs : plus que de simples récits cantonnés à la presse économique et à la littérature entrepreneuriale, il s’agirait de véritables idéologies donnant forme à des représentations des rapports sociaux, politiques et économiques.

Anatomie du mythe

L’« entrepreneur » dont il est question dans ce livre n’est pas un acteur économique et social, mais une « catégorie de discours ». Le nom de Steve Jobs n’évoque pas seulement le directeur général d’une multinationale américaine, il est associé à un récit constitué d’un assemblage de citations, d’anecdotes et d’actions au caractère plus ou moins « légendaire », qui érige le cofondateur d’Apple en visionnaire, démiurge, qui aurait guidé l’humanité sur les voies du progrès technologique. La success story de Steve Jobs comporte un certain nombre de signaux caractéristiques, d’unités fondamentales (les « mythèmes ») que partage la majorité des mythes entourant les grandes célébrités entrepreneuriales. L’auteur met au jour ces énoncés élémentaires grâce à l’analyse minutieuse d’un corpus de biographies, biopics, ouvrages, articles de presse et documentaires consacrés à Steve Jobs et au cas Apple. Parcourons-en rapidement quelques-uns.

Les histoires d’entrepreneurs s’ouvrent souvent sur la scène inaugurale de la création de l’entreprise : au forceps, dans le dénuement et avec les moyens du bord, les débuts ainsi relatés créent l’effet de contraste avec la fin, triomphante et grandiose. La « scène du garage », emblématique à cet égard, a été maintes fois dépeinte pour relater les débuts d’Apple, dans le garage de la maison familiale du jeune Steve Jobs, alors dépourvu de capital pour couvrir les frais d’un local. Élevé à partir du néant, avec sa créativité et sa détermination pour seules armes, Steve Jobs incarne la figure de l’entrepreneur héroïque. Cette scène du garage véhicule, pour l’auteur, une véritable ontologie de la valeur : « l’entreprise provient d’un acte isolé et individuel, et non collectif et social. L’entrepreneur n’hérite pas des groupes qui l’irriguent en ressources et en idées nécessaires à la création ; il s’arrache au dénuement, s’échappe d’un désert »   .

Non contents de le décrire comme un héros sorti de l’ombre, les récits médiatiques louent l’entrepreneur comme un créateur dont les actions donnent forme au monde. L’auteur parle ainsi d’une véritable phraséologie du don : « il nous a donné l’iPad », « on lui doit l’iPhone ». La scénographie des discours de Steve Jobs, devenue sa marque de fabrique, corrobore cette vision : seul sur scène, sur un fond sombre, il fait apparaître l’objet qui va révolutionner le quotidien. « Prométhéen, l’entrepreneur offre aux hommes les outils de leur progression et de leur émancipation. »   Cette liturgie, avertit l’auteur, n’est pas cantonnée aux récits médiatiques et à leurs coups de communication : on la retrouve aussi dans les discours savants les plus installés. Dans l'œuvre de Schumpeter, l’entrepreneur est ainsi décrit comme l’acteur central de la dynamique économique. Créateur et innovateur, il entraîne une destruction de l’ordre établi. Le processus de destruction créatrice   , théorisé par Schumpeter, semble alors être l'œuvre d’un surhomme, animé par la volonté de puissance.  

Les théorisations de Schumpeter donnent à voir, en outre, une conception altruiste de l’entrepreneur : désintéressé, il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses efforts et de la maximisation de ses gains. Cette vision romantique, pointe A. Galluzzo, est reprise à souhait par les récits médiatiques, qui érigent Steve Jobs en incarnation du Bien contre le Mal. Luttant contre l’establishment, la bureaucratie et le conservatisme (notamment d’IBM), et les hommes d’affaires opportunistes (à leur tête Bill Gates, véritable faire-valoir du patron d’Apple), Steve Jobs délivre l’humanité de ses bourreaux.

Le second chapitre met au jour les topoï récurrents dans les récits faisant l’apologie de Steve Jobs, qui, ensemble, forment la structure antique du récit héroïque. Des origines obscures à la mort prématurée, en passant par l’initiation, la gloire précoce, la trahison, la chute ou encore l’exil, le cheminement de vie relaté par les biographies de Steve Jobs rappelle, selon A. Galluzzo, les théorisations bien connues de Joseph Campbell à propos de la quête héroïque. Si Jobs a tant retenu l’attention des médias, c’est, avance l’auteur, parce qu’il a su fournir des histoires conformes aux canons dramatiques :

« Au fil du temps, les mêmes topoï, les mêmes anecdotes et les mêmes descripteurs (visionnaire, créateur, génie…) se propagent au sein d’un même patron narratif, celui d’une aventure individuelle linéaire, d’un récit héroïque ».  

Défaire l’imaginaire politique du mythe

Grâce à un travail d’historicisation de l’imaginaire politique américain, Anthony Galluzzo démontre que la plupart des éléments constitutifs du mythe de l’entrepreneur étaient déjà en place à la fin du XIXe siècle. L’homme industrieux, persévérant, résolu et sobre qu’incarne Jobs est aussi celui que les biographies de Benjamin Franklin (ainsi que ses propres écrits) dessinent. Plus tard, dans les années 1890 à 1910, c’est à la figure de l’entrepreneur, personnifiée notamment par Andrew Carnegie, que ces caractéristiques se transféreront. Plus que de simples stratégies de communication, Anthony Galluzzo décrit cette période comme celle de l’émergence d’un « nouveau récit légitimateur », véritable antidote idéologique aux protestations contre la répartition inégale des richesses :

« Lorsque ces littérateurs parlent de “classes”, il ne s’agit jamais d’opérer une catégorisation économique, fondée sur la situation occupée par chacun dans un système de production, mais de séparer purement et simplement, par une caractérologie sommaire, les êtres portés par la volonté et ceux qui ne le sont pas ».  

Si ce livre s’attache amplement à diagnostiquer les mythes entourant la figure de l’entrepreneur, il en offre aussi, systématiquement, des contrepoints (ou des récits alternatifs) fondés sur l’historicisation des contextes, la sociologisation des acteurs et la documentation des faits. Les histoires de ces entrepreneurs et de leurs entreprises, devenues homogènes et hégémoniques, n’ont en effet rien d’incontestable : « Le récit des origines est toujours une construction très arbitraire [...] Les choix du narrateur révèlent une axiologie et un imaginaire politiques »   . L’entreprise n’est pas la création miraculeuse d’un entrepreneur génial et inspiré, mais « l’excroissance d’un milieu, la continuité d’un déjà-là », c’est la thèse qu’Anthony Galluzzo s’attache à démontrer à travers les études des cas de différentes célébrités entrepreneuriales.

En étudiant de près, par exemple, les conditions réelles de l’émergence d’Apple, Steve Jobs n’apparaît plus dans le rôle de l’entrepreneur-démiurge esquissé par les récits médiatiques, mais dans celui « d’un accapareur, s’appropriant le produit de l’innovation collective [...] pour mieux l’exploiter »   . Apple cesse d’être l'œuvre inspirée d’un démuni génial, mais se révèle la création d’un collectif de financiers californiens. Anthony Galluzzo replace alors un ensemble d’acteurs et de parties prenantes (travailleurs, financeurs, communicants, distributeurs, etc.), ainsi que l’écosystème et la chaîne d’innovation (la Silicon Valley et le savoir-faire qui y circule, les entreprises – HP, Xerox – ayant inspiré les produits Apple, etc.) dans le grand récit de la réussite de la marque à la pomme. Ce faisant, il défait la rhétorique du génie, qu’il décrit comme une « antisociologie » propageant des conceptions individualistes et élitistes de la création de valeur et alimentant un imaginaire politique conservateur.

Mise en récit et légitimation d’un ordre social

Anthony Galluzzo conclut son propos en analysant la vision du monde propagée par le mythe de l’entrepreneur. Les conceptions véhiculées par ce dernier agissent en effet sur notre imaginaire politique et sur nos représentations des positions sociales, des pouvoirs institués et de leurs légitimités.

« Le mythe de l’entrepreneur est porteur d’une mystique innéiste, profondément antisociologique. Les explications individualistes sont tenues pour vraies a priori ; le monde semble transparent, animé par des volontés et des intentions délibérées.    »

Dans l’arène politique, ces conceptions servent par exemple, selon l’auteur, à justifier les politiques conservatrices qui s’opposent à l’impôt progressif et qui promeuvent la levée des taxes et des réglementations, sous prétexte qu’ils brideraient l’innovation. Car si la prospérité de nos sociétés repose sur le génie d’une poignée d’hommes qui portent le monde sur leurs épaules, leur richesse ne leur revient-elle pas (entièrement) de droit ? Plus largement, les récits célébrant l’entrepreneur serviraient de « fictions nécessaires à la légitimation de l’ordre social », seules à même de justifier la domination d’une élite et la concentration en quelques mains des richesses produites par tous.


Anthony Galluzzo concède, dans les dernières lignes de ce livre, que déconstruire le mythe ne suffit pas à le défaire. Le pouvoir de séduction et de mobilisation du mythe de l’entrepreneur perdurera ainsi (notamment à travers Elon Musk, « dernier avatar du mythe ») jusqu’à ce que nous puissions « penser simultanément une autre économie et un autre imaginaire, faire prospérer d’autres représentations et incarnations désirables de l’existence humaine »   .