La nièce de la diariste, Mariette Job, revient sur les circonstances de la publication de cet important témoignage sur la Shoah.
En 2008, Patrick Modiano préface le Journal d’Hélène Berr, paru aux Éditions Tallandier. Ce texte magnifique dont on peut comparer la puissance au journal d’Etty Hillesum, Une Vie bouleversée, connaît un succès international immédiat. Il est vendu en peu de temps à 100 000 exemplaires. C’est le seul document de cette espèce retrouvé et publié en France, après la Shoah.
Les pages vibrantes du Journal d’Hélène Berr sont un document extraordinaire sur l’Occupation et un chant d’amour à Paris, ses rues, ses jardins, à la Seine, sa lumière, à la France, qu’Hélène Berr quittera bientôt dans un wagon à bestiaux plombé, dont le terminus est la chambre à gaz du camp d’Auschwitz Birkenau.
Quand le livre paraît, personne n’a jamais entendu parler d’Hélène Berr, une jeune et brillante étudiante, issue de la grande bourgeoisie juive, française depuis la Révolution. A l’aube du 8 mars 1944, elle a été arrêtée avec ses parents par la police française, dans leur bel appartement de l'avenue Élisée Reclus. Ils sont transférés au camp de Drancy, puis déportés au camp d’extermination d’Auschwitz. Antoinette Berr est gazée le 30 avril 1944 ; Raymond est assassiné le 27 septembre 1944, par l’inoculation d’un poison. Hélène, « sélectionnée » pour le travail, entre au camp de Birkenau où les chambres à gaz crachent jour et nuit des flammes humaines.
Évacuée ensuite au camp de Bergen Belsen, Hélène, malade du typhus et incapable de se lever, est battue à mort par un kapo, au mois d’avril 1945, quelques jours seulement avant la libération du camp.
Une jeunesse parisienne bouleversée par la guerre
Le 7 avril 1942, Hélène a commencé son Journal. Elle raconte ses promenades dans Paris qui l’émerveille, ses rencontres avec ses camarades qui étudient, comme elle, à la Sorbonne. Elle entretient une amitié amoureuse avec un dénommé Gérard dont elle se détourne brusquement lorsqu’elle croise le regard d’un jeune Polonais, nommé Jean Morawiecki. Comme elle, il aime la musique et l’invite à venir écouter les quatuors de Beethoven. Hélène est solaire, radieuse et amoureuse. Le sentiment de la nature et les émois de la cristallisation de son amour pour Jean occupent de bouleversantes pages de son Journal.
Certes, la France est vaincue, certes Paris est occupée, mais jusqu’au 7 juin 1942, rien n’est encore venu bouleverser sa vie de privilégiée. Un événement inconcevable vient soudain foudroyer sa vie. Elle doit, dès ce jour, coudre solidement sur ses vêtements une étoile jaune, sur laquelle est écrit le mot « Juif ». Toute infraction est punie d’arrestation et d’internement dans un camp de concentration français.
Jusqu’à ce jour fatal, Hélène préparait l’agrégation d’anglais et, excellente violoniste, pratiquait assidument la musique de chambre. Son père était directeur de la firme Kuhlmann, la plus importante usine de produits chimiques de France.
La famille représente exactement ce que Napoléon attendait de la Nation Juive lorsqu’il convoqua le Grand Sanhédrin, afin de contraindre les Juifs à ne plus constituer une nation, et devenir les croyants d’une communauté religieuse comme les autres. Les Berr sont de parfaits israélites, qui se définissent comme des Français de religion juive, plutôt éloignés de sa pratique. Totalement assimilés, cultivés et prospères. On disait alors : « Heureux comme Dieu en France ».
L’effondrement de l’armée française face à la Wehrmacht, hautement mécanisée, les pleins pouvoirs votés au Maréchal Pétain vont précipiter d’abord les Juifs étrangers, puis les Juifs français dans le brasier de l’extermination.
Pétain, profondément antisémite, annote lui-même les lois portant Statut des Juifs (3 octobre 1940 et 2 juin 1941), selon une définition biologique de la prétendue « race juive », qui les excluent de la société française, les transformant du jour au lendemain en parias.
Pour les israélites français, le choc est immense. Plus profond encore que pour les Juifs immigrés de Pologne, qui ont connu les pogroms et les lois discriminatoires. Ces derniers seront moins prompts à se plier aux lois antisémites. Ils prendront souvent le chemin de la clandestinité, de la fuite, et même de la lutte armée dans les rangs de la MOI, proche du Parti communiste.
Le 7 juin 1942, Hélène sort pour la première fois avec son étoile jaune pour se rendre à la Sorbonne. Son cœur bat, elle regarde les passants « en face pour que les gens voient ce que c’est » ; ils détournent les yeux, écrit-elle. Puis, : « Je ne croyais pas que ce serait si dur. » Des enfants la désignent en criant : « Tu as vu, Juif ! » Mais alors que le contrôleur du métro lui intime de monter dans le dernier wagon, un homme lui murmure : « un catholique français vous serre la main ».
Hélène qui ira souvent à l’UGIF porter secours aux enfants dont les parents ont été déportés, n’imagine pas franchir clandestinement la ligne de démarcation pour passer en « Zone libre », et tenter de quitter la France pour la Suisse, ou les États-Unis, par exemple. « Tous nous désapprouvent de rester, écrit-elle. » Pour cette famille fortunée, la chose serait réalisable. Les Berr ne le conçoivent pas parce qu’ils conservent la conviction qu’ils sont français, avant tout, et qu’il serait « lâche » de fuir, alors que tant d’autres sont raflés, internés, déportés.
Hélène n’éprouve rien moins que du mépris pour les sionistes, et ne veut pas appartenir à la prétendue « nation juive ». Mais le 24 juin 1942, Raymond, le père d’Hélène, est arrêté par la police française, au motif que « son étoile », est mal cousue sur le revers de son veston. Il est interné au camp de Drancy.
Pendant les grandes rafles du mois de juillet 1942, Hélène relate des scènes atroces qui se déroulent dans les rues de Paris. Des mères se jettent par la fenêtre avec leurs enfants. Des petits se retrouvent seuls en pleurs sur les trottoirs. La Police française « fait son devoir ». 12 500 Juifs sont internés au camp de Drancy, dans des conditions ignobles. Ils pataugent dans la boue, les enfants sales, à peine nourris et en haillons hurlent pendant des nuits entières.
Pierre Laval, président du Conseil, a commencé par vendre les Juifs polonais, russes, turcs, grecs. Puis, ce fut le tour de ceux qu’on appelait les israélites. Hélène reçoit une carte de son père, au contenu laconique : « Long déplacement possible. » Le 22 septembre 1942, Raymond Berr est libéré sous caution, payée par la direction des Établissements Kuhlmann.
Hélène et Jean Morawiecki sont épris l’un de l’autre. Ils passent une journée radieuse dans la maison de campagne des Berr, à Aubergenville. Ils se sont promis l’un à l’autre, mais cet amour, très chaste, ne connaîtra pas le bonheur de sa réalisation. Jean annonce à Hélène qu’il ira bientôt rejoindre les Forces Françaises Libres. Il quitte la France pour l’Espagne le 18 novembre 1942.
Après presque un an de silence, Hélène recommence de rédiger son journal, le 10 octobre 1943. Elle s’interroge : « Si le monde chrétien s’était levé en masse contre les persécutions », les nazis auraient-ils réussi ? Pour le moment, Hélène continue de circuler librement dans Paris, grâce à sa carte dite de Légitimation, puisqu’elle s’occupe toujours des enfants réfugiés à l’UGIF, qui, eux aussi, seront bientôt déportés et assassinés.
Pressentant le pire, Hélène avait dit qu’en cas d’arrestation, son Journal devait être confié à Jean Morawiecki. Toute la famille fut effectivement arrêtée à l’aube du 8 mars 1944, internée à Drancy et déportée au camp d’Auschwitz Birkenau.
La tardive publication du journal
Jean Morawiecki a pieusement conservé le Journal d’Hélène, jusqu’au jour où Mariette Job, la nièce d’Hélène, a retrouvé sa trace en lui écrivant aux bons soins du Ministère des Affaires étrangères, qui lui fit suivre son courrier.
Il aura cependant fallu attendre soixante-trois ans avant de le voir publié, grâce aux efforts de Mariette, qui en avait lu une version dactylographiée.
C’est dans un passionnant récit, intitulé Dans les pas d’Hélène Berr, que Mariette Job retrace le chemin parcouru pour d’abord retrouver le Journal. Elle consacre de nombreuses pages, très émouvantes, à sa rencontre et à l’amitié qu’elle a nouée avec Jean Morawiecki, qui l’a nommée héritière du manuscrit d’Hélène. Un texte sans rature, écrit d’une écriture aérée, élégante et ferme.
Mariette et sa mère étaient convaincues qu’il fallait publier le manuscrit, soigneusement mis au net. Elles devaient aussi convaincre le reste de la famille, ce qui fut moins évident. Hélène avait un frère et deux sœurs. Jacques, le frère, converti au catholicisme, n’acceptait la publication du Journal que s’il était préfacé par Monseigneur Lustiger. Refus de la famille.
Seule la mère de Mariette savait que cette dernière était en possession du manuscrit. Jacques décède en 1998. En 2002, le Journal est confié au Mémorial de la Shoah, ainsi que de nombreux documents, photos et lettres. La mère de Mariette dit à sa fille : « Fais-en ce que tu veux. »
Après le succès extraordinaire du Journal, paru en 2008 aux Éditions Tallandier, puis en édition de poche chez Points, traduit dans 27 pays, une triste épreuve attendit Mariette. Sa famille qui lui avait accordé un mandat de gestion, le lui retira. Le tribunal confirma cette décision. Ce qui aurait dû unir les descendants d’Hélène, les a finalement absurdement séparés. Mais les grands livres ont une destinée autonome, secrète, indestructible.