Au chevet d’une écrivaine nonagénaire, un réalisateur, un cameraman et une scripte essaient de reconstituer un manuscrit inédit aux pages manquantes.

À l’incipit du livre, « le narrateur est assis sur une chaise, […] dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre mais éclairé tout de même par une drôle de fente qui n’est pas une lucarne mais une sorte d’ouverture étroite, pareille à un cartouche ou à une meurtrière horizontale plutôt que verticale, par laquelle, Dieu soit loué, il peut considérer le paysage s’il en a envie. »

Il est lui-même observé par une narratrice, à l’autre bout du grenier : « Normalement, on ne peut pas s’approcher aussi près d’un narrateur. Ce n’est pas que c’est interdit ou tabou ; c’est plutôt que cela ne se fait pas. »

Dans ce réseau de narrations multiples, il y a aussi un narrateur omniscient, et Anne Serre joue avec virtuosité de cette construction habile qui fait sa place aussi à la mise en abyme. W. G. Sebald disait de Robert Walser : « Le narrateur ne sait jamais très bien s’il se trouve au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase. » Cette formule résume bien l’univers et les constructions d’Anne Serre, entre réel et fiction, dans l’affirmation du pouvoir souverain de la littérature et de l’imaginaire.

Mémoire en miettes

La vieille dame du titre, qui revient comme un « mantra » tout au long du roman, laisse un manuscrit inédit et désordonné dont de nombreuses pages manquent. L’équipe de tournage venue lui rendre visite lui demande d’en combler les lacunes. Il sera question d’un garçon à bonnet rouge, qui fut son compagnon ; de son père, personnage très curieux ; d’elle-même, à différents âges de sa vie ; et de l’enfance, qui est à la source de toute l’œuvre d’Anne Serre.

Le lecteur, qui passe sans transition du manuscrit aux souvenirs, change continuellement de perspective et se prend au jeu de cette désorientation savante où la vieille dame « circule dans ses souvenirs à l’aveugle », fournissant peut-être un autoportrait oblique de l’auteure, qui ne baisse jamais la garde et multiplie les références littéraires, notamment aux romantiques allemands, dans un roman cérébral mais pas abstrait.

Dans cette réflexion sur la création romanesque, pleine d’un humour subtil, on trouve un cimetière qui contient les tombes de Luc Maupassant ou Aristide Claudel, et cette phrase qui résume tout l’univers d’Anne Serre : « Je ne suis pas sûre qu’on en fera un écrivain, parce que sans cruauté, pas d’écrivain. » C’est dans ses délices que la littérature triomphe ici.