Camille de Toledo livre un essai littéraire qui, à travers quelques grandes œuvres de la littérature mondiale, revient sur les fictions qui nous lient ou nous éloignent du monde.

Les différentes fictions ou encodages par lesquels nous avons cherché à nous relier au monde sont sources de destruction. Un sentiment de vertige naît de la dissolution de nos appuis terrestres. Toute la difficulté est d’imaginer comment nous pourrions échapper à cette malédiction, qui frappe l’être de fictions que nous sommes.

C’est tout le sujet de cet essai, que l’on peut sans doute qualifier d’écopoétique, de Camille de Toledo. Il progresse à travers quelques grandes œuvres de la littérature mondiale, pour proposer une synthèse historique de la narration à l’heure de la crise écologique.

Nous sommes tous des Don Quichotte

Don Quichotte est le prototype de Sapiens narrans, nous dit Toledo : « un être qui croit plus aux récits qu’il tisse qu’aux épreuves de son corps et du monde ». De fait, nous lui ressemblons beaucoup. Vivant dans un monde saturé de fictions, mais aussi de théories, calculs, plans ou modèles qui nous sont proposés, nous faisons de plus en plus difficilement la différence entre ces encodages et la vie terrestre. Ce qui nous permet d’ignorer la destruction des espèces et le bouleversement du climat.

C’est la manière que nous avons trouvée de fuir la mort : « La perspective de la fin crée l’effroi qui ramène le monde, puis, aussitôt, le réflexe de fuite se met en marche et la narration revient ». Et donc : « L’élan fictionnel de Sapiens narrans est le fruit direct des destructions qu’il cause. ».

Dans l’Espagne de Cervantès, il s’agissait, nous dit Toledo, de l’effacement des traces de présence juive et arabe. « Pour nous, habitants du vingt et unième siècle […] c’est le constat plus ou moins retardé de notre rôle dans l’éreintement des formes de vie, dans l’épuisement terrestre. »

C’est ce qui fait alors toute l’importance, explique Toledo, de l’opération qui s’apparente à une forme de traduction pour nous faire réentendre les voix terrestres et nous relier au monde, par-delà la coupure : « Nos scripts nous éloignent de la Terre ; mais c’est dans cet éloignement que grandit l’exigence de traduire. ».

La carte contre le territoire

Nos récits ou nos cartes, régulièrement remplacées, échouent à retisser notre lien au monde. Elles se succèdent de plus en plus rapidement, celles abandonnées restant à l’arrière-plan, suscitant le vertige, un vertige des écritures, traduisant l’obsolescence des vieux systèmes d’appuis.

L’auteur convoque ici Borges et Lewis Caroll pour l’utilisation qu’ils font de l’image d’une carte à l’échelle du pays, à cinquante ans d’intervalle, au terme desquels, chez Borges, le pays lui-même (qui était encore visible chez Lewis Caroll sous la forme des fermiers s’opposant aux cartographes) a disparu.

« Nous produisons des langages (de plus en plus sophistiqués) pour nous lier au monde. Et ce sont ces langages qui ne cessent de nous en séparer. », explique l’auteur. « Ce qui disparaît emporte des formes d’attaches qui manquent ; et ces multiples disparitions – extinctions, obsolescences, effacements – déclenchent une soif d’encodage. »

« Danube (de Claudio Magris) paraît en 1986. Le livre témoigne d’un monde de plus en plus infondé, suspendu. Il s’offre en contreproint à un cycle reconstructionniste où les nations cherchent, après la chute du mur de Berlin, à répondre à l’incertain, à l’inquiétude générale, par la réaffirmation de l’Etat, de l’Identité, de la Frontière. » « Tout y est vu  [dans ce livre] depuis le point bas de la chute, de ce qui retombe après. Partout le fleuve guette, et avec lui, le nu de la vie. »

L’éruption de la montagne Pelée à la Martinique, en 1902, qui a englouti la ville de Saint-Pierre, est l’occasion pour l’auteur d’évoquer l’œuvre du poète Edouard Glissant, lorsque celui-ci « convoque (dans sa Philosophie de la relation, parue en 2009) le tremblement qui n’avait pas été vu par les Européens au début du vingtième siècle », trop épris qu’ils étaient, à l’époque, d’une vision du monde certain.

Camille de Toledo résume cette tentative de Glissant pour soigner la blessure dans le schéma qui accompagne ce chapitre : repartir du lieu détruit (qui est aussi pour le poète celui de l’enfance) et mieux traduire le monde à rebours de l’abstraction des « universels ». Mais dont il se distingue cependant, en expliquant qu’il ne fait pas, en ce qui le concerne, assez confiance au langage pour miser sur de telles retrouvailles, préférant y voir plutôt un chemin de traduction que son aboutissement.

Fragmentation des points de vue et impossibilité d’un monde commun

L’explosion des points de vue et les conflits humains pour s’affirmer comme sujets ont constitué dans l’histoire un motif constant de remise en cause des encodages. L’invention du perspectographe par Dürer au quinzième siècle vaut ici comme métaphore de cette séparation qui s’installe à partir de là entre un sujet « qui voit, mesure, ordonne, et l’ensemble des objets dont il s’arroge le droit de définir les contours ».

On trouvera ensuite dans l’histoire de la peinture des tableaux qui évoqueront le rappel à la mort ou la fusion des éléments, voire la dissolution du sujet, qui viendront contredire une telle séparation. Et la littérature ne sera pas en reste, illustrant à son tour la fragmentation des points de vue et l’impossible monde commun, jusqu’à remettre en cause le langage – ce à quoi l’auteur voulait en venir ici – avec l’étonnant monologue de la mère morte de Tandis que j’agonise de Faulkner.

Comment dépasser cette fragmentation et se relier à nouveau au monde ? On songe alors bien sûr à Pessoa, nous dit Toledo, « qui consigne en somnambule […], entre 1913 et 1935, un chant oscillatoire », tiraillé « entre le désespoir de sa solitude et l’espoir d’une reconnexion à un destin plus vaste que soi, lié aux arbres, aux océans, aux étoiles ». On retrouvera ce « chant » chez Romain Rolland sous l’expression du « sentiment océanique », que les sciences du vivant, attentives aux motifs de l’emmêlement et de l’entrelacs, sont depuis venues conforter, nous dit l’auteur.

On décèle ce sentiment chez Moby Dick, relève encore Toledo, en la personne du harponneur d’origine polynésienne. Non concerné par la « coupure monothéiste » qui, comme le montre Melville (dès 1851), rejette la totalité des êtres de la nature dans le vaste plan des choses exploitables, celui-ci entretient avec les autres êtres, à l’opposé des autres personnages du roman, un rapport de reliance.

Et c’est le canoë-cercueil que celui-ci avait construit, lorsqu’il croyait mourir de la fièvre, qui sauvera la vie du narrateur (Ismaël), à charge pour lui de transmettre le message qu’il renferme dans ses flancs : « une thèse complète sur les cieux et la terre et un traité mystique sur l’art d’atteindre la vérité »   , qui fait alors signe, veut croire Toledo, vers d’autres encodages, d’emmêlements, de symbioses…

Des ruines à la renaissance ?

Le livre se termine sur l’évocation de W. G. Sebald, « cet écrivain des ruines dont l’œuvre est une promenade parmi les destructions dans une Europe hantée par les expériences passées ». Des ruines « où s’enlacent dans une danse macabre les choses humaines et les choses non humaines ».

Enquêtant sur un crime, « il cherche autre chose que le verdict de la culpabilité de quelques-uns. Ce qu’il va chercher, c’est […] : comment notre façon d’habiter, qui découle de la manière dont nous encodons la vie, tend à la détruire ; comment nous aggravons la blessure entre l’habitation humaine de la Terre et la nature ; comment nos langages auxquels nous arrimons la vie humaine aggravent l’ascendant mental que nous avons pris sur les autres formes du monde ; et comment cet habitat narratif défendu par nos plis de croyance produit la destruction. ».

Ce qui recouvre parfaitement, on l’aura compris, l’argument de ce livre. Toledo ajoute simplement que « Ce qui se relève de la ruine grâce aux enlacements entre les humains et les entités de la nature dessine […] l’horizon de notre survie. ».

D’une grande lisibilité et souvent impressionnant par la maîtrise dont il fait montre dans l’analyse des œuvres qu’il commente, le livre offre toutefois assez peu de prises à la discussion. L’auteur a choisi de l’adresser à un ami, qui n’émettra pas d’objections, plutôt qu’à un public qui aurait été mis en situation d’en discuter les propositions. En quoi il tient sans doute finalement plus de la littérature que de l’essai. Ce qui n’ôte rien à l’intérêt de sa lecture et au plaisir qu’on y prend.

Le livre est agrémenté des reproductions de tableaux et de photographies qu’il commente et de dessins de l’auteur. Il comprend également une annexe qui synthétise sous la forme de schémas les idées développées dans les différents chapitres.