Cette somme consacrée au design permet de définir cette pratique aux limites de l’artisanat, de l’art et de l’industrie et de la replacer dans son histoire, ses objectifs et ses critiques.

Le terme de « design » est un anglicisme que l’usage a rapidement intégré au vocabulaire français — quoique l’Académie française ait résisté un temps à cette intégration et ait proposé le terme « stylicien » en lieu et place de « designer », confondant au passage dans un geste contestable le design et le style. Ce terme désigne les formes de rationalisation des existences par les objets, entendus en un sens très large d’artéfacts. Le design peut en effet s’appliquer à la fois aux objets du quotidien qu’à l’architecture ou encore à l’urbanisme, dès lors qu’il renvoie à un espace de montage social. Plus généralement, il prend en charge l’organisation matérielle de la vie des individus.

Dans l'ouvrage qu'elles lui consacrent, l'historienne Catherine Geel et la philosophe Claire Brunet s'efforcent de restituer l’histoire, les concepts et les combats du design, sans toutefois se contenter d'établir une longue chronologie de faits ou une liste plus ou moins exhaustive des noms célèbres qui ont marqué cette histoire. Il s’agit pour elles de replacer la pratique du design dans le contexte de la modernité et de la lier au sort des individus dans les sociétés contemporaines.

Les origines et l’extension du domaine du design

En tant que pratique unifiée, le design provient de l’intégration de l’architecture et des arts appliqués, qui étaient auparavant étrangers les uns aux autres. On peut identifier les origines de ce phénomène dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui s’initie avec la première exposition universelle de Londres en 1851, intitulée The Great Exhibition of the Works of Industry of all Nations (« La Grande Exposition universelle des travaux de l’industrie de toutes les nations).

L’un des responsables de l'exposition, Henry Cole, a joué un rôle fondateur dans cette histoire en faisant paraître, entre 1849 et 1852, un journal intégralement consacré au design, intitulé Journal of Design and Manufactures. Ses propres productions se distribuent entre l’industrie et les arts décoratifs et appliqués, et s’articulent avec des projets de réforme de l’éducation professionnelle. À ses yeux, le véritable support social du design sont les nouvelles attitudes des élites, qui déploient une curiosité accrue et engagent des expérimentations à l’endroit de l’aménagement de leur logement et de leurs lieux de travail. À leur demande, des inventeurs perfectionnent la forme des objets dans un cadre de production en série. Henry Cole souligne que pour s’optimiser, le design doit notamment s’intéresser aux postures du corps ou des mains dans la saisie des outils. Les premiers effets du design se mesurent par exemple dans une amélioration du confort dans les moyens de transport.

Cette dynamique se prolonge et s'affirme au XXe siècle, à l'occasion notamment de l'Exposition internationale d’arts décoratifs et industriels, qui se tient à Paris en 1925. On y trouve le « Pavillon de l’Esprit nouveau » de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, qui présente un logement-type dont l'intérieur est « équipé » de meubles standardisés, offrant aux visiteurs l'exemple d'un confort moderne et de commodités jamais atteintes. On retrouve cet esprit dans la « Maison des jours meilleurs » que l'architecte Jean Prouvé conçoit pour l’Abbé Pierre en 1956.

Comme le montre l'historien Lewis Mumford, les architectes et les designers accompagnent le développement de la société de consommation et défendent l'idée du confort de vie, notamment dans l'habitat. En ce sens, le design moderne est un facteur de démantèlement des manières traditionnelles et rurales de vivre et des anciennes conceptions de sphère domestique. « Le temps de la maison est passé », écrit le philosophe T. Adorno en 1951 — sans que cela constitue un profit et annonce une libération à ses yeux ; il relève bien plutôt par ces mots le processus de réification des individus qui se joue dans cette évolution et qui se loge jusque dans les détails (les portes se ferment toutes seules, les machines façonnent les habitudes, les ustensiles du quotidien mutilent la vie).

Une perspective sociale sur le design

À l'instar d'Adorno, l'ouvrage de Catherine Geel et de Claire Brunet est émaillé de références à des figures de la théorie critique du XXe siècle (qu’ils se soient penchés ou non sur le cas du design), tels que Sigmund Freud, Georg Simmel, Siegfried Giedion, etc. C'est que, outre les questions techniques de protocoles industriels, de contrôles de qualité, etc. l'histoire du design soulève une question plus politique : celles de la standardisation des comportements induite par la rationalisation des objets.

Cette dernière repose un paradoxe : en réduisant chaque individu et les objets qu’il consomme à une fonction, elle gomme les singularités et donc les différences apparentes entre les personnes, tendant d'un côté à égaliser les situations, mais elle introduit de nouvelles pratiques sociales uniformisées, tendant d'un autre côté à domestiquer les populations.

Les exemples et les textes sur lesquels les autrices s’appuient sont principalement allemands et anglo-saxons. C’est en effet aux États-Unis (sous l'impulsion du sculpteur et théoricien de l'art Horatio Greenough, précurseur du fonctionnalisme) et en Allemagne (avec Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, ou Siegfried Giedion, ayant importé le formalisme hégélien en architecture) qu’ont été développées les plus importantes théories reliant le design à la normalisation industrielle et aux formes de vie dans le cadre du capitalisme marchand.

Les designers eux-mêmes sont conscients du rôle social qui est le leur depuis la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire depuis la mécanisation qui a poussé à de hauts rendements et depuis la massification des sociétés qui a intensifié l’attention aux formes de vie domestique modernes. Mais ce domaine est fracturé, aussi bien entre des designers dont les options sont différentes qu’entre les différents champs de production concernés (design des outils, design des mobiliers, design social, design global, design d’exposition, design écologique, etc.).

La querelle ancienne entre designer-artiste, artisan-producteur et industriel-producteur s’est, à tout le moins, largement estompée. Aujourd’hui, le design concerne moins les industries lourdes mais a investi largement l’industrie des biens de consommation, ce qui a impliqué la contribution des artisans d’art. Les producteurs de design sont certes toujours soumis à la rationalité technique, mais ont dû adapter leur travail aux exigences de l’universalité économique et de l’optimisation de l’utilisation des objets dans l’existence des individus.

En somme, le travail des designers suit à la fois le mouvement de l’évolution technique et la marche de l’humanité. Il consiste à énoncer ce que des configurations matérielles peuvent inventer ou réinventer dans tous les aspects de la vie humaine. Il leur arrive même de participer à la description de vies utopiques. Ainsi du « Familistère » de Guise, inspiré du phalanstère de Charles Fourier, où devaient vivre ensemble les familles des ouvriers d’une même usine et où les portes se fermaient automatiquement. À l’inverse, certains artistes comme William Morris refusent de laisser le design transformer l’individu en simple rouage de l’industrie.

Logique du fonctionnalisme au XXe siècle et au-delà

La Seconde Guerre mondiale, avec son économie de guerre imposant d’accroître l’efficacité de la production d’armes de destruction, n’a fait que précipiter une logique techniciste et plier davantage les humains aux exigences du fonctionnalisme. Ce dernier, qui selon Adorno mutile la vie et met les individus au pas de la mécanique industrielle, est qualifié par les autrices de « mauvais » (en référence au « mauvais infini » de Hegel) : loin de dépasser ses propres contradictions, il s’enferme dans sa logique pernicieuse.

Dans un dernier pan de l'histoire, qui débouche directement sur le XXIe siècle, le design est interrogé à partir de ses rapports avec les combats citoyens (féminisme, décolonisalisme, écologie, technocritique). Car les objets produits par le design sont aussi des machines de guerre, des déchets, des publicités, des systèmes de surveillance ou de contrôle, qui prospèrent en système capitaliste.

Mais les grands designers de la fin du XXe siècle ne sont pas dupes : Roger Talon, Raymond Loewy, Ettore Sottsass, Philippe Starck, et de nombreux autres, affirment que « design » ne désigne pas une profession unifiée, ayant des intérêts donnés, mais plutôt une attitude, susceptible d'être appliquée à n’importe quel domaine. Ainsi passe-t-on du moderne au postmoderne, voire à l’hypermoderne.