Un essai documenté sur les dynamiques qui fondent la rencontre entre la psychanalyse et les pratiques traditionnelles au Maghreb, enrichi d’un travail de synthèse historique, théorique et clinique.

Quelle place tiennent les traditions et les pratiques populaires dans la psychanalyse au Maghreb et dans le reste du continent africain ? Comment penser la souffrance psychique en tenant compte de la transmission des croyances et des dialogues culturels ? Dans quelle mesure peut-on renouveler la pratique clinique en conciliant théorie scientifique et interprétation de la pratique magico-religieuse ?

Pour répondre à ces questions toujours d’actualité, le psychiatre et psychanalyste marocain reconnu Jalil Bennani propose un ouvrage dense et passionnant, à la fois ancré dans l’histoire (post-)coloniale du Maghreb (et plus particulièrement du Maroc) et ouvert sur des analyses à l’échelle régionale (notamment africaine et arabe) et universelle. L’ouvrage vient s'ajouter à d’autres travaux ayant traité de la rencontre entre la psychanalyse et les traditions culturelles et religieuses en contexte postcolonial, dont le très remarqué The Arabic Freud : Psychoanalysis and Islam in Modern Egypt (2017) d’Omnia El Shakry.

Dans son introduction, Bennani s’appuie sur son expérience professionnelle pour dire d’emblée que « la rationalité existe aussi bien dans les pratiques traditionnelles » comme la magie et la transe « que dans les pratiques modernes ». Dans un pays comme le Maroc, « guérisseurs, magiciens, saints, hommes de religion s’opposent ou cohabitent avec les psychiatres,  psychologues et psychanalystes ». Partant de ce constat, le but de l’ouvrage est de « proposer des pistes de réflexion pour articuler le discours des croyances au discours de la science et au langage ». Reprenant le concept de « double critique » du penseur marocain Abdelkébir Khatibi (soit la critique à la fois de l’héritage occidental et du patrimoine théologique), Bennani se donne pour objectif de réaliser « une double déconstruction : celle du passé colonial avec ses traditions médicales » et « celle de la tradition médico-religieuse, encore présente aujourd’hui au Maghreb ».

La démarche historique et analytique de l’ouvrage répond donc au besoin d’appréhender le terrain mais aussi « le passé sur lequel s’est implanté » la psychanalyse au Maghreb. Divisé en trois grandes parties, « Présence des traditions », « Penser le colonial » et « Transmettre l’Universel », l’ouvrage porte dans sa structure le signe d’une volonté de décloisonnement de la pratique psychanalytique et d’une articulation du local et du global pour rendre compte de la circulation des savoirs et des expériences associées à la discipline.

Le traditionnel et le thérapeutique : ruptures, greffes et passerelles

Dans la première partie, Bennani s’emploie à éclairer certaines croyances et pratiques traditionnelles au Maroc, des « djinns » (ou démons) et leurs mythes (notamment celui de Aïcha Kendisha) à la magie et à la sorcellerie, en passant par la transe, les pèlerinages, le culte des ancêtres, ou encore les pratiques liées aux sanctuaires des saints et aux zaouïas des confréries. Si la figure du saint permet « d’articuler le registre du sacré et le registre thérapeutique », la magie s’inscrit aussi bien dans des registres culturels que dans des mémoires collectives dépassant souvent les clivages sociaux. De son côté, la médecine traditionnelle, « en situant l’individu dans le cosmos », prend en charge des questions non traitées par la médecine moderne. Bennani veille à souligner les niveaux d’intégration sociale des pratiques traditionnelles mais aussi « leur efficacité symbolique » et leur rationalité intrinsèque, largement niée par les scientifiques coloniaux. Certes, ces derniers ont « amorcé une rupture épistémologique dans le champ des savoirs » en abordant les pratiques populaires de manière empirique et rationnelle mais leurs travaux sont restés tributaires de l’idéologie coloniale et de sa manière de figer ou de détourner les savoirs.

Suivant l’auteur, « en se greffant sur les croyances ancestrales », la psychiatrie peut créer « une rupture dans le champ des croyances et des représentations ». Dans la transe, par exemple, la possession, la folie et la névrose sont « non pas subies mais convoitées et intégrées dans un système ». Pour mieux contextualiser les soubassements de cette greffe, Bennani propose d’abord un aperçu historique des apports de la médecine arabe, notamment en termes de prise en compte du contexte relationnel des patients. Que ce soit en explorant le lien entre le corps et l’âme, en isolant la maladie mentale comme objet d’étude ou encore en proposant des « explications savantes à la magie », la médecine arabe s’est inscrite dans une « approche relationnelle de la maladie ». Tout aussi important est le rôle du « maristane », première institution hospitalière en pays arabo-musulman. Fondé en 1286, le maristane de Fès (ou Sidi Frej), par exemple, a servi de « centre de bienfaisance pour les indigents, les étrangers, les malheureux et les vieillards », avec des traitements qui faisaient appel notamment à la musique.

Enfin, l’apport des écrivains et le rôle de la littérature ne sont pas à négliger. Bennani s’attarde sur l’exemple de Khatibi, l’un des écrivains maghrébins dont l’œuvre a été le plus influencée et marquée par le dialogue avec la psychanalyse. En s’intéressant aux écrits de Khatibi sur la perte arabe de l’Andalousie, la nostalgie qui en découle et la notion de « chiasme traumatique » qu’il définit comme « la dissymétrie de deux ruptures, celle de la défaite arabe, et celle de l’Espagne catholique avec sa continuité historique et culturelle », Bennani montre comment son confrère éclaire les traces psychanalytiques d’une histoire partagée. Il est donc nécessaire, à la suite de Khatibi, de reconnaître le pouvoir libérateur de l’écriture, la dimension psychanalytique de l’acte littéraire et les passerelles entre les deux disciplines, comme le montrent d’ailleurs des notions clés telles que l’« inconscient du texte » (Bernard Pingaud) ou la « textanalyse » (Jean Bellemin-Noël).

Décoloniser avec la psychanalyse ?

La deuxième partie de l’ouvrage se présente comme un travail de reconstruction historique de la psychiatrie et de la psychanalyse au Maghreb. Bennani rappelle d’abord comment la psychiatrie coloniale (Jacques-Joseph Moreau de Tours, Antoine Porot) « a contribué à une médicalisation de la souffrance psychique » en mettant en œuvre des thèses culturelles et des catégories ignorant les traditions locales, ce qui a eu pour effet d’« occulter subrepticement le normal non-occidental » pour servir l’idéologie coloniale. Au Maroc, pendant le protectorat, la distance entre le normal et le pathologique se trouve ainsi accentuée. Bennani pointe les limites des travaux des psychiatres français à l’image de René Laforgue dont le travail ne connaissait pas le contexte magico-religieux local et s’appuyait sur peu d’analysants marocains, contribuant ainsi à « l’élaboration d’une différence radicale entre les groupes ethniques », ou de son élève Maurice Igert qui « amorça une réflexion sur les spécificités culturelles », notamment en intégrant la magie et la religion, mais sans « une interprétation au patient » qui prendrait en compte « la théorie et l’espace de la tradition ». Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les premiers praticiens marocains (dont Bennani lui-même) se chargent de réintroduire la psychanalyse au pays. Aujourd’hui, l’auteur estime qu’il est toujours nécessaire d’agir sur deux fronts : « la réappropriation de la psychiatrie occidentale débarrassée de l’idéologie coloniale » et « la prise en compte des pratiques traditionnelles, dévêtues de tout charlatanisme et de toute exploitation obscurantiste auprès des personnes en souffrance psychique ».

Bennani se tourne ensuite vers la figure du migrant et la question migratoire, « porteuse de la mémoire coloniale ». Ayant eu l’occasion de travailler auprès de réfugiés d’Europe centrale en France et de migrants sub-sahariens au Maroc, l’auteur a pu mesurer l’importance des cultures, des généalogies et des modes de résistance de ces groupes trop souvent marginalisés, violentés et incompris. Face à la méfiance qu’ils peuvent ressentir vis-à-vis du praticien, Bennani rappelle que « la parole humanise la relation ». En déconstruisant le concept de « sinistrose » appliqué aux travailleurs immigrés ayant vécu une épreuve psychique, l’auteur dénonce le « rejet de la dimension subjective de la souffrance » et appelle à « ne pas refouler les discours d’exclusion si on ne veut pas voir ressurgir leur rémanence ». Cet appel à la prise en charge des discours se traduit dans l’étude de la notion de « corps-machine » qui permet de saisir la violence infligée au corps du travailleur immigré ainsi que les traces et les processus de superposition et de réassociation de ses traumatismes.

Cet aperçu historique se prolonge avec une étude des contributions de Fanon à la critique de la nosographie (la classification des maladies) et des concepts ethnopsychiatriques coloniaux ainsi qu’à l’édification d’une psychiatrie à caractère humain et social. Retraçant les transitions qui ont marqué la carrière psychiatrique de Fanon, Bennani le situe dans une mouvance d’« antipsychiatrie postcoloniale » mais émet des réserves sur son rapport aux cultures algérienne et maghrébine avec ses traditions magico-religieuses, estimant que la position de Fanon « conservait une extériorité », notamment du fait qu’il ne maîtrisait pas l’arabe et avait recours à des interprètes. Par-delà Fanon, Bennani souligne aussi l’apport critique des travaux issus des mouvements désaliéniste et antipsychiatrique qui dénoncent « la fonction de l’asile comme lieu d’enfermement, de contrainte et de ségrégation ».

Pour repenser la décolonisation, Bennani insiste sur le besoin d’un travail d’écoute et d’analyse permettant d’éclairer les continuités des maladies et des phénomènes sociaux. Au Maroc, par exemple, la persistance du racisme anti-noir « sous des formes souvent non avouées, subtiles et nuancées » renvoie à « un passé refoulé, celui de l’esclavagisme arabo-musulman en Afrique qui remonte à plusieurs siècles » mais aussi celui de l’asservissement des Marocains noirs au dix-septième siècle. Pour décoloniser avec la psychanalyse, conclut Bennani, il faut « contextualiser les écrits et les débats », chercher dans les symptômes « les traces ensevelies des traditions locales » et investir la « transmission transgénérationnelle des identifications » en mobilisant la langue et la traduction.

Nosographies, dialogues et effets de langage

La troisième et dernière partie de l’ouvrage se tourne vers la nosographie pour approfondir les axes de développement de la psychanalyse. D’emblée, Bennani note que « les étiquettes nosographiques ne rendent qu’imparfaitement compte de la richesse et la complexité de la souffrance psychique ». Passant en revue l’histoire de la nosographie et son emploi sélectif en contexte colonial, Bennani s’attarde sur le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), ouvrage de référence publié par l’Association Américaine de Psychiatrie et largement vu comme « hégémonique » dans la discipline, pour en souligner quelques défauts majeurs : rapidité d’attribution des catégories, multiplicité des entités nosologiques et des diagnostics favorisant la surmédicalisation, risque de stigmatisation des patients et standardisation des réponses thérapeutiques. Pour contourner ces problèmes, Bennani propose de « reprendre le fil de la psychopathologie » et d’approcher les maladies psychiques en intégrant, par l’écoute attentive du patient, son environnement socioculturel, son histoire personnelle et sa personnalité.

Exerçant au Maroc, Bennani se dit confronté dans sa pratique clinique à « une tension féconde entre les cultures et les langues » et explique que sa démarche consiste à « intégrer, articuler, les apports des pratiques et connaissances extra-occidentales avec ceux de la psychiatrie et la psychanalyse », ce qui permet de « donner aux traditions populaires une actualité et un présent ». Cette démarche se distingue de la pratique ethnopsychiatrique qui, selon l’auteur, n’est pas justifiable vis-à-vis des patients qui « manifestent un désir de rupture avec le passé » ou « un désir de nouveaux liens ». Pour Bennani, c’est la matière et la parole individuelles qui doivent guider le travail du praticien pour articuler « deux systèmes de croyances et de vertus thérapeutiques » et éviter le piège du culturalisme qui « enferme des individus dans un système ». Au Maroc, des expériences désaliénistes telles que celle menée par le psychiatre Abdellah Ziou Ziou dans les années 1980 à l’hôpital de Berrechid ont permis notamment d’intégrer l’art et le cinéma dans les réponses thérapeutiques. De manière similaire, et dans le prolongement de sa propre expérience dans les services de Lucien Bonnafé et Tony Lainé dans l’Essonne, Bennani a travaillé avec le peintre Mohamed Kacimi auprès de patients adolescents à Rabat dans le cadre d’une expérience qui allie « art et thérapie » et favorise « une expression par le biais de la relation ».

Ainsi, la vision de Bennani est fondée sur le besoin de renforcer les canaux de dialogue avec le patient. Ce n’est donc pas un hasard s’il parle d’un « transfert de croyances » entre le patient et le médecin et voit dans la résistance éventuelle du patient une donnée « aussi interprétable que ce qu’elle déguise ou déplace ». Pour Bennani, pratiquer la psychanalyse au Maroc suppose de travailler « l’écoute des signifiants culturels » et l’articulation du « double fonds » que constitue le patrimoine des traditions ancestrales et les pratiques de l’institution psychiatrique. Cette articulation se traduit de manière plus claire dans le rapport aux langues. Face à un patient maghrébin qui peut passer d’une langue à l’autre au cours d’une même séance, le psychanalyste devient « l’interprète de la langue de l’autre » et de la chaîne des résistances, des liens et des écarts inscrits dans le tissu linguistique.

Si le rapport entre la thérapie et la tradition au Maghreb a été façonné par une suite de ruptures épistémologiques (interprétation scientifique des phénomènes de la magie par les médecins arabes, nosographies psychiatriques européennes, intérêt psychanalytique pour les croyances et leurs effets), Bennani souligne qu’il est désormais temps de reconnaître les liens entre la parole et la psychanalyse. Au Maroc, par exemple, les différents termes employés pour décrire la folie (dont celui de « meskoun » au sens de « habité ») désignent des univers de sens qui échappent ou sont détournés dans les classifications scientifiques. De même, les croyances du patient sont seulement partiellement transférées vers le champ du savoir, ce qui demande une attention accrue à la tradition comme « effet de langage ». Dans des sociétés maghrébines où la tradition cohabite avec la modernité et où l’on rencontre des pratiques rituelles importantes, les catégories nosographiques doivent être à la fois relativisées et contextualisées. Bennani rappelle que toute tentative de théorisation psychopathologique s’apparente à « une greffe d’un savoir, avant tout étranger au patient, qui peut faire sens et produire des effets ». La réinvention de la psychanalyse passe donc par « l’inscription de cette discipline dans le champ social, culturel et linguistique ».   

De l’écoute psychanalytique

L’ouvrage de Bennani a le mérite d’inviter à penser l’histoire et les usages de la psychanalyse à partir des ruptures et des contacts entre la discipline et la tradition dans le contexte maghrébin. L’intérêt que porte l’auteur à la langue est loin d’être fortuit car c’est dans la matière linguistique et son univers symbolique que se forge la tension entre la maladie, l’interprétation et la thérapie. Bennani rappelle à plusieurs reprises que « la psychiatrie est venue se greffer sur les représentations populaires pour les catégoriser dans ses propres classifications, nier leur efficacité ou les rejeter dans le folklore et le charlatanisme ». Héritière de la psychiatrie, la psychanalyse s’est intéressée à l’histoire du sujet et s’est construite sur les traces superposées des pratiques et des résistances. Dans sa conclusion, Bennani estime que le rôle du psychanalyste maghrébin est de mobiliser le travail clinique et l’écoute psychanalytique pour ouvrir un espace à la parole spontanée du patient et à l’expression aussi bien de son « attachement aux sources » que de ses désirs de partage et d’ailleurs. À l’échelle du continent africain, la coexistence des repères historiques et sociaux appelle le croisement des repères herméneutiques et des liens temporels et imaginaires où se construit l’expérience thérapeutique.

On l’aura compris : Bennani montre parfaitement que la psychanalyse, à la fois comme théorie et comme pratique, ne saurait être dissociée de l’histoire et de l’environnement socioculturel où elle opère, comme le montrent d’ailleurs les titres de deux de ses livres précédents : Psychanalyse en terre d’islam (2008) et Un psy dans la cité (2013). Ceci étant, Des djinns à la psychanalyse aurait peut-être gagné à être un peu plus condensé, notamment dans ses développements historiques, pour donner plus d’espace à l’expérience clinique de l’auteur et aux modalités d’intégration concrète des pratiques et des croyances populaires dans son quotidien professionnel. D’un point de vue plus formel, notons que les transitions entre certaines sous-parties auraient pu être améliorées pour éviter quelques redondances ou changements brusques de thématiques ou de perspectives.

Il n’en demeure pas moins qu’en adossant son travail de documentation et de reconstruction historique au précieux commentaire de quelques cas cliniques, Bennani réussit le pari de traduire la complexité des connaissances requises pour approcher la souffrance psychique dans le contexte africain et méditerranéen. L’ouvrage cite, s’appuie et établit un dialogue fécond avec les travaux de nombreux psychanalystes, philosophes, anthropologues ou universitaires dont on citera Seloua Luste Boulbina, Moustapha Safouan, Jacques Derrida, Souleymane Bachir Diagne, Fethi Benslama et d’autres, ce qui favorise, tout au long de l’ouvrage, la confrontation des idées et l’enrichissement des interprétations (une bibliographie aurait d’ailleurs été utile pour compléter, en fin d’ouvrage, l’index des noms cités). Aussi, l’attention de Bennani à l’étymologie et à la traduction des termes scientifiques, à l’évolution des concepts et des pratiques ainsi qu’au rapport entre la langue et la théorie pousse le lecteur à interroger à son tour les phénomènes de violence et de rupture qui jalonnent l’histoire de la psychanalyse au Maghreb. Il en ressort que l’écoute psychanalytique des traditions, comme l’intégration des cultures et des langues dans la réponse thérapeutique, nécessite non seulement un effort de synthèse et de critique interdisciplinaire mais aussi une volonté d’ouverture et de dialogue culturels plus que jamais nécessaires.  

* Crédit illustration : Driss Moussaoui.