Visite guidée chez les figures de proue de la littérature mondiale, à travers leurs écrits « épitextuels » : critiques, déclarations des auteurs eux-mêmes et écrits personnels.

Selon Gérard Genette, le paratexte – qui se définit comme tous les éléments afférents à un texte et qui le renseignent d’une manière ou d’une autre – se décline en deux sources distinctes : le péritexte, à savoir ce qui se trouve autour du texte (les titre et sous-titre, les préface et postface, la quatrième de couverture, les épigraphes, les notes en fin d’ouvrage, pour ne citer qu’eux) et l’épitexte sur lequel nous allons à présent nous pencher au travers de trois publications. L’épitexte peut être constitué de critiques, de déclarations de l’auteur, voire d’écrits plus personnels comme ceux issus d’un journal intime ou de quelques échanges épistolaires.

Lorsqu’ils sont rassemblés dans un recueil, les écrits épitextuels font partie intégrante d’une stratégie éditoriale qui consiste à capitaliser sur le renom d’un auteur et maintenir son nom dans la mémoire collective en le faisant circuler dans l’espace public. Parfois, il s’agit de courts opuscules, comme l’anthologie intitulée Au bonheur de lire ou Sommes-nous ce que nous lisons ? de l’écrivain anglais George Orwell. Ces deux ouvrages ont pour thème commun le livre et la lecture.

La lecture selon George Orwell

Sur un ton désabusé, c’est en tant que libraire et critique littéraire qu’Orwell – de son vrai nom Eric Arthur Blair – nous parle avec une franchise désarmante de son rapport au livre et de la désaffection qui en résulta. Il conçoit la littérature de divertissement comme des ouvrages qui « aménagent des recoins plaisants dans la mémoire du lecteur, des retraites paisibles que l’esprit peut visiter de temps à autre, mais ils ne prétendent pas à quelque rapport que ce soit avec la réalité du monde »   , une vision assez réductrice. Le dernier des quatre essais, qui se veut une démonstration de la rentabilité économique de la lecture comme loisir concurrentiel dans l’industrie du divertissement, se lit par endroits comme un éloge du divers livresque et nous montre à quel point le bénéfice que l’on tire des récits leur confère un pouvoir immatériel que certains champs disciplinaires comme les neurosciences ont décidé d’explorer depuis quelques décennies :

« Il y a des livres qu’on lit et qu’on relit, des livres qui meublent notre esprit et modifient notre rapport à l’existence, des livres dans lesquels on pioche mais qu’on ne lit jamais en entier, des livres qu’on lit d’une traite et qu’on oublie en une semaine… et tous ces livres peuvent coûter le même prix »   .

Le bonheur de lire

Ouvrage collectif qui bruisse d’histoires de lectures plaisirs, Au bonheur de lire est un ouvrage hybride qui contient quelques écrits épitextuels comme ceux de Marcel Proust, Henry Miller et Daniel Pennac. Le reste du florilège est constitué de morceaux choisis de l’œuvre publiée des uns et des autres, parmi lesquels Camille Laurens, Sylvain Tesson, Ray Bradbury, Dai Sijie, pour ne citer qu’eux. L’extrait de Henry Miller, tiré de Lire aux cabinets, est celui dont l’esprit de générosité touche le plus :

« Les livres sont une des rares choses que les hommes chérissent vraiment. Et les esprits les plus nobles sont ceux-là aussi qui se séparent le plus facilement de leurs plus chères possessions. Un livre qui traîne sur un rayon, c’est autant de munitions perdues. Prêtez et empruntez tant que vous pourrez, aussi bien livres qu’argent ! Mais surtout les livres, car ils représentent infiniment plus que l’argent. Un livre n’est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri de l’esprit et l’âme d’un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l’êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui »   .

C’est aussi la politique de Luis Sepúlveda tel qu’il nous le confie dans Un doute et une certitude :

« Je rêve qu’un jeune écrivain s’enferme dans une bibliothèque et y trouve un livre surprenant, et c’est pour cela qu’il y a longtemps que j’ai renoncé à la vanité de la bibliothèque personnelle. Quelques centaines de livres m’accompagnent qui sont, en majeure partie, des livres d’amis, ou des livres auquel je reviens toujours. Mais je vide systématiquement mes étagères pour donner les livres que je considère importants de partager à diverses bibliothèques publiques. C’est vraiment une grande façon de partager et de socialiser les rêves »   .

Portrait d'un écrivain

Sous la forme d’une anthologie coordonnée par son compagnon de route Daniel Mordzinski, Un doute et une certitude présente l’« autoportrait littéraire » de Luis Sepúlveda, disparu en avril 2020. Les textes rassemblés parmi ses écrits disséminés ici et là constituent pour l’auteur un parcours de vie, sinon une littérature d’accompagnement puisqu’il est possible de les associer à des épisodes phares de sa vie. Ainsi, à l’inverse des deux ouvrages évoqués précédemment, les textes de Sepúlveda se prêtent-ils à une lecture autobiographique plus qu’ils ne parlent de livres et de lecture, exceptions faites de deux ou trois passages :

« Mon socio [coéquipier] sait que les livres sont des animaux bizarres, imprévisibles, et que certaines histoires préfèrent qu’on les raconte autour d’un verre, elles aiment s’installer de mille manières dans la bouche du narrateur jusqu’au moment où elles, et elles seules, décident de se transformer en mots sur du papier »   .

Il faut se reporter à l’un des romans de l’auteur chilien pour saisir avec acuité notre rapport affectif aux livres. Dans Le Vieux qui lisait des romans d’amour, le protagoniste éponyme, Antonio José Bolivar, découvre le plaisir de lire en faisant la connaissance d’un prêtre et se donne pour mission de se procurer des ouvrages. Il se rend à El Dorado, ville dans laquelle une institutrice lui donne accès aux trésors de sa bibliothèque :

« Edmondo de Amicis et son Cœur occupèrent pratiquement la moitié de son séjour à El Dorado. Là, il était à son affaire. C’était un livre qui lui collait aux mains et aux yeux, qui lui faisait oublier la fatigue pour continuer à lire, encore et toujours, jusqu’à ce qu’un soir, il finisse par se dire qu’il n’était pas possible qu’un seul corps endure tant de souffrances et contienne tant de malchance. […] Le Rosaire de Florence Barclay contenait de l’amour, encore de l’amour, toujours de l’amour. Les personnages souffraient et mêlaient félicité et malheur avec tant de beauté que sa loupe en était trempée de larmes »   .

Recueil remarquablement illustré, Un doute et une certitude se lit comme un carnet de voyage, voire comme un éloge funèbre qui engage un dialogue de connivences posthumes entre la littérature et la photographie, entre Luis Sepúlveda et son « socio ». Le livre construit la « posture d’auteur », au sens où l’entend Jérôme Meizoz, comme un militant pacifiste, un utopiste animé par un sentiment de justice sociale et de fraternité pour son peuple, faisant de « la parole écrite […] le grand dépositaire des rêves »   . Le militantisme écologique de Luis Sepúlveda est au plus fort dans « Plate-Forme Larsen B. » lorsqu’il dénonce la commercialisation honteuse et cynique du réchauffement climatique avec un texte qui fait froid dans le dos :

« Il ne s’agit plus seulement des effets indiscutables du changement climatique mais également de la réalisation de projets énergétiques peu soucieux de la protection de l’environnement. Une entreprise espagnole envisage de construire des barrages en Patagonie, c’est-à-dire de dévier, de retenir et de modifier le cours des fleuves nés de la fonte de plus en plus importante des glaciers. Un tourisme peu soucieux de la fragilité de la région est également responsable de la dégradation de l’environnement, car multiplier par cent en moins de dix ans la navigation sur les eaux qui bordent le glacier San Rafael pour permettre à quelques Matis d’aller en Zodiac boire un whisky avec un morceau de glacier dans leur verre ne constitue pas une manière responsable de promouvoir la beauté de la région »   .

Pour ceux qui ne souhaitent pas renoncer au « bonheur de ces pages qui prennent vie »   dans nos esprits, nous conseillons vivement la lecture de cette « photo-biographie »   de Luis Sepúlveda qui, en point d’orgue, se termine sur un poème dont une paire de vers incarne à elle seule la quintessence de la fiction et de son langage autoréférentiel : « Quand c’est dimanche à midi/même si ce n’est ni dimanche ni midi »   .