En s'écrivant leur amitié, Simone de Beauvoir, Élisabeth Lecoin et Maurice Merleau-Ponty se découvrent et grandissent ensemble.
Il est toujours délicat de lire des lettres qui ne nous sont pas destinées, on croit percer des secrets, pourtant une telle effraction s’avère passionnante quand les correspondants sont aussi sincères et que nous savons ce qu’ils sont devenus bien après l’échange de leurs missives.
Simone de Beauvoir (1908-1986), mémorialiste, romancière, philosophe, féministe, donne déjà des signes incontestables de ses talents dans ces lettres de jeunesse qu’elle envoie à son amie Élisabeth Lacoin (dite « Zaza »), qui meurt à vingt et un an d’une encéphalite virale, et qui est présente dans plusieurs des écrits de la compagne de Sartre, en particulier dans un court roman Les Inséparables .
Quant à Merleau-Ponty (1908-1961), étudiant en même temps que Simone, il n’est pas indifférent à cette jeune femme si brillante intellectuellement et si belle, tout en courtisant sa meilleure amie, qu’il doit épouser. Or, le destin empêchera cette union, et Maurice s’éloignera aussi de Simone, lorsqu’il se reconvertit au catholicisme – son athéisme à elle est intransigeant. Ils se retrouveront durant la guerre et Maurice participera au lancement de la revue Les Temps modernes, dont les figures de proue sont Sartre et Beauvoir…
Ce volume comprend, ce qui est précieux, des lettres et leurs réponses qui nous informent sur les humeurs, les questionnements, les désirs, les lectures, la vie des familles de nos trois protagonistes et aussi leur scolarité respective. Ce sont cent vingt-six lettres échangées entre Simone et Zaza durant neuf ans (1920-1929) et cent trente-six avec Maurice Merleau-Ponty entre 1927 et 1959.
Simone écrit de longues lettres, ce qui nous permet de mesurer la rapide maturation de la si prometteuse étudiante… Son écriture se personnalise au fil du temps, ses jugements sont de mieux en mieux argumentés, ses critiques de livres ou de cours sont subtils, ses récits de vacances avec la description des paysages arpentés ou admirés provoquent les éloges de Zaza, qui se moque un peu du sérieux de son amie, qui déjà écrit pour la postérité.
Beauvoir et Zaza : une amitié exceptionnelle
Zaza apparaît plus délurée que Simone. Bien qu’issue d’un milieu catholique conservateur, Zaza s’initie au violon, pratique l’équitation, la natation et apprend à conduire une automobile… On pourrait caricaturer un peu et dire que Simone est une « bonne élève » qui s’évertue à le rester, tout en condamnant très tôt le conformisme bourgeois, tandis que Zaza n’hésite pas à chahuter son « milieu », sans pour autant en faire une ligne de conduite. Simone est attirée par la vivacité et la liberté de son amie au point de ressentir un puissant sentiment à son égard, sentiment qui n’est pas totalement partagé…
Cela n’empêchera pas une réelle complicité, comme en témoignent leurs échanges épistolaires, du moins durant quelques années, avant que l’éloignement se fasse comme si de rien n'était, les deux jeunes femmes n’étant plus sur la même longueur d’onde tout simplement. Ainsi, pas de rupture, de crise, juste une distanciation.
Afin de partager le plaisir de lire ces lettres, le plus commode est d’en citer quelques extraits. Dans la lettre du 16 avril 1927, par exemple, Simone répond à Zaza en observant :
« Rien n’est si délicieux que de se taire auprès de quelqu’un avec qui on pourrait causer, mais quelquefois, il peut être utile de causer, pour se débarrasser des mots non-dits qui, en s’accumulant, rendraient trop lourds les silences. »
Zaza lui avait écrit :
« Hier soir, en arrivant ici, j’ai trouvé votre lettre, longue et réconfortante, et j’ai éprouvé comme bien des fois déjà que le meilleur remède au cafard, c’est de causer avec une amie comme vous, de la sentir très près de soi par la pensée. Vous avez raison, c’est une mauvaise chose de fréquenter par trop les jalons de soi ; j’ai beaucoup trop vécu depuis quelque temps dans un rêve intérieur au point de n’avoir presque plus la notion de mon existence. »
Dans sa réponse, Simone ne se focalise pas sur le seul mal-être de son amie, elle veut lui changer les idées en lui indiquant ce qu’elle fait. Aussi, elle commente un propos de Bergson, cite Nietzsche qu’elle découvre, mentionne Simmel et Rilke qu’elle ne connaissait pas et dont elle sent qu’ils sont deux auteurs importants et recopie des vers de Valéry, qui lui font penser à Zaza : « Calme, calme, reste calme / Connais le poids d’une palme / portant sa profusion » et « Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr ». Elle termine sa lettre par : « De tout cœur, je vous embrasse. »
Le 3 septembre 1927, Zaza lui écrit : « Ah ! Que je comprends votre amour pour tout ce qui est humain ; j’ai eu la joie de voir que vous ne seriez jamais “uniquement intelligente”. » Elle avoue s’émouvoir face à la beauté de la nature (« Ici, quand le soleil se couche, j’ai l’impression que me donne la beauté du monde est si forte que j’en pleure presque de joie »), tout comme en écoutant de la musique :
« J’ai trouvé l’autre jour un nocturne de Liszt dédié à la comtesse d’Agoult et qui exprime, il me semble, plus qu’aucun autre passage, le tourment et la joie que peuvent donner la beauté et la résignation d’un grand cœur à la vanité de l’amour ».
Elle s'émeut encore en lisant un bon roman, en l’occurrence Le Désert de l’amour de François Mauriac. Cette lecture la conduit à cette confidence : « Il y a un livre que j’attends avec impatience, qui aura pour moi une valeur qu’aucun autre ne peut avoir, c’est le vôtre. » Plus loin, elle indique : « Il n’y a pas au monde de chose plus douce que de sentir qu’il y a quelqu’un qui peut vous comprendre entièrement et sur l’amitié de qui l’on peut compter absolument. »
Recevant cette lettre, Simone ne tarde pas à répondre à Zaza : « Il y a en moi en ce moment une joie si grande que je ne peux ne pas la crier. » Elle boucle sa missive ainsi : « Je sais seulement que je vous aime infiniment, que je vous dois toute la beauté de ces heures et que je vous embrasse bien, bien fort. À samedi ! »
Les deux amies se conseillent des lectures, se racontent leurs rencontres, imaginent leur avenir où leur amitié demeurera essentielle. Zaza conclut ses lettres :
« À vous de tout mon cœur », « Je suis à vous de tout cœur », « La vie est merveilleuse et je vous aime de tout mon cœur », « Simone, répondez-moi tout de suite un mot, si court soit-il. Je l’attends, j’attends depuis dix jours de toutes les manières et rien n’est plus dur à porter que cette attente », « Je ne vous ai jamais tant aimée, ma chère Simone, et je suis près de vous de tout mon cœur », « […] c’est de penser à vous avec une tendresse si vive qu’il me semble vous embrasser comme jamais encore je ne l’ai fait ».
Simone n’est pas en reste en démonstrations de tendresse, je ne vais pas recopier ces magnifiques déclarations. Je mentionnerais celui de la lettre du 3 septembre 1929, car elle éclaire ce qui suivra :
« J’ai eu ces derniers jours la visite de Sartre avec qui j’ai passé des journées absolument merveilleuses ; il faut que je vous le fasse connaître à la rentrée, pour effacer l’impression désagréable de votre première rencontre avec lui. »
Et aussi sa dernière lettre le 13 novembre 1929 :
« C’est toujours à chaque page bonheur, bonheur en lettres de plus en plus grosses. Et je tiens à vous plus que jamais en ce moment, cher passé, cher présent, ma chère inséparable. Je vous embrasse, Zaza chérie. »
La mort de Zaza hantera Simone toute sa vie. Il y a dans la vie de chacun, espérons-le, des rencontres exceptionnelles qui ne s’effacent que lorsque plus personne ne peut en parler. Avec cette correspondance, l’amitié exemplaire entre Simone et Zaza perdure encore et nous bouleverse.
Simone et Maurice : dans l'intimité de deux philosophes
Les lettres échangées entre Simone et Maurice Merleau-Ponty relèvent peut-être d’un autre registre, celui de l’histoire intellectuelle, compte tenu de la notoriété de ces deux philosophes. Ces lettres nous renseignent aussi bien sur l’esprit du temps, la vie estudiantine, le petit monde de la rue d’Ulm, leurs lectures, leurs voyages et aussi, bien évidemment, leurs sentiments, à dire vrai rarement complètement exposés.
Il y a entre eux une sorte de retenue qui ne s’estompera pas avec les années. Ils se vouvoient, se font part de leurs recherches philosophiques (la lettre de Maurice à Simone de novembre 1928 est annotée, « oui » écrit-elle en marge d’un propos sur Dieu, « non » après un commentaire sur Mauriac, « je vois bien sa réalité, mais sa valeur ? » face à « Mais enfin, comprenez Simone qu’on peut vaincre le temps sans que s’abolisse le moi »), maintiennent une certaine distance, alors que le désir s’invite entre les lignes… Simone passe de « bien amicalement » à « bien affectueusement à vous », sans oublier d’autres formulations plus personnelles, comme :
« […] vous répéter quelle joie c’est toujours pour moi de vous voir ou penser à vous », « Je vous sais bien près de moi. Je suis aussi bien près de vous », « De tout mon cœur à vous, cher Maurice de qui je me sens proche avec tant de bonheur », « J’attends de vous revoir, avec tout mon cœur », ou encore « Pour vous, cher Maurice, l’affection que vous savez ».
Maurice se déride d’année en année et ose écrire :
« Sentez bien aussi mon amitié qui s’étonne, ayant deux ans, d’être toujours aussi neuve et toujours aussi grande », « Au revoir, chère Simone. Vous êtes la seule personne que je désire voir », « Je suis particulièrement content de vous avoir vue avant de venir ici, et de garder si nettement en mémoire ce sourire, ce regard et ce rire. Au revoir ».
Dans sa dernière lettre (début 1959), Maurice réagit à la lecture des Mémoires d’une jeune fille rangée où il est question de Zaza et de lui, il rectifie quelques détails avant de conclure qu’il voudrait « vous revoir de temps à autre, puisque je pense souvent à vous, et que vous êtes, oui, même quand vous m’engueulez, une des rares personnes que je ne discute jamais en moi-même ». Il est alors professeur au Collège de France et elle, mondialement connue, principalement par Le Deuxième Sexe paru en 1949.
Ces Lettres d’amitié sont l’expression de la philia, cet amour intense, désintéressé, total, pur, révélateur d’un sentiment entremêlant désir, confiance et intimité, au point où l’on est soi en étant aussi un peu l’autre. Les lire revient à comprendre à quel point Aristote avait raison d’écrire à son fils, Nicomaque, qu’on mesure la valeur de sa vie aux amitiés qu’on a pu y cultiver...