Le philosophe Günther Anders analyse les bouleversements philosophiques impliqués par deux événements de l’après-guerre : les vols spatiaux et le largage de la bombe atomique.

Les vols spatiaux de Vostok 1 et d’Apollo 7, qui ont envoyé les premiers êtres humains dans l’espace au début des années 1960, ont changé définitivement le rapport que nous avons à notre monde. Contempler la Terre depuis une position extérieure : voilà un rêve qui paraissait jusque là hors de portée, et qu’une révolution technologique a rendu accessible. C’est cette rupture qu’explore le philosophe Günther Anders dans cet ouvrage, qui applique au cas des vols spatiaux les analyses auparavant déployées dans L’Obsolescence de l’homme.

Ce qui intéresse Anders, c’est ce qu’il appelle la « terranéité », c’est-à-dire l’expérience nouvelle créée par la possibilité de contempler la terre comme une totalité distante, à laquelle on ne se sent plus nécessairement appartenir. De même que les vols spatiaux visitent des zones encore inconnues de l’univers, l’auteur scrute à sa manière des aspects inconnus de notre expérience, peuplée d’images et de sentiments jusque là inexplorés.

Une blessure narcissique

Certes, nous savions depuis Galilée et Copernic que notre globe terrestre constitue un corps céleste parmi une multitude d’autres, flottant comme un naufragé dans l’océan de l’espace, dans un vide sidéral. Mais un écart — déterminant aux yeux d’Anders — a longtemps persisté entre cette connaissance théorique et la perception directe de cette image.

Du point de vue philosophique, cette révolution n'est pas uniquement technologique : pour la première fois, un miroir à été tourné vers la Terre (les yeux des cosmonautes eux-mêmes, mais aussi les caméras et le regard des téléspectateurs), lui donnant une dimension réflexive et l'éveillant si ce n'est à la conscience, du moins à la perception de soi.

Or, ce que nous avons vu dans ce miroir ne nous a pas enchanté. Nous avons été sommés de nous reconnaître comme les habitants d’un astre indifférent au sein de millions d’autres. Ainsi, à la suite de Freud, qui avait identifié dans la théorie héliocentrique de Copernic une « blessure narcissique » infligée à l’humanité — laquelle n’étant plus située au centre de l’univers —, Anders identifie dans l’expérience suscitée par les vols spatiaux « un affront et une humiliation à peine supportables ». Tout se passe comme s’il se cachait, en notre fors intérieur, un pape défendant notre égocentrisme et prêt à museler tout Galilée susceptible de surgir devant nous.

L’enjeu véritable de ces vols n’est finalement ni l’espace, ni la Lune, mais la Terre elle-même, non pas en tant que foyer, mais en tant qu’objet mis à distance, libre de toute attache affective. Ainsi, Anders analyse l’expérience suscitée par ces vols comme un mélange singulier de fierté (la conscience d’un exploit technologique et d’une forme d’héroïsme) et d’humiliation. Il s'interroge en ce sens sur l'expérience existentielle que constitue, pour les cosmonautes ou astronautes, le fait d'atterrir (plus perturbant encore, peut-être, que le fait d'alunir) : que peut représenter, pour eux, le retour à la routine terrestre, le retour à des échelles de distance qui ont subitement été dépassées et qui ont explosé le temps du vol ?

Des bombes

Une autre expérience, mettant en jeu le dépassement des dimensions terrestres, justifie selon Anders d'être rapprochée de celle des vols spatiaux, à savoir les bombes A (atomique) et H (à hydrogène) déversées sur le Japon par l'armée américaine en août 1945.

Au printemps de l’année 1959, Anders entreprend en effet une correspondance avec l’ancien pilote de l’US Air Force Claude Eatherly, qui a donné le feu vert à l’équipage du bombardier Enola Gay, porteur de la bombe larguée sur Hiroshima. Cette correspondance dure trois ans, et est publiée en 1961 ; on en retrouve l’essentiel dans ce volume. Comme c'était le cas pour les vols spatiaux, il apparaît à Anders que ce qui est essentiel dans l'expérience de la bombe atomique n'est pas d'ordre technologique mais existentiel. L’avênement de l’âge atomique dans les relations internationales a réduit les militaires (en l'occurrence, les pilotes d’avion) à de simples instruments au sein d’un immense appareil technique, qui n'ont qu’à appuyer sur un bouton pour produire des effets terrifiants.

De même que les cosmonautes ou les astronautes sont moins des héros qui conquièrent l’inconnu que des pièces dans une immense machine technologique qui leur échappe, de même le pilote d'avion qui a largué la bombe ignore quelle est sa cible et quelles sont les conséquences de son acte. Si le parallèle semble exagéré, il a au moins le mérite de relier entre elles des activités industrielles où règne le plus souvent le commandement d’ignorance.

Anders souligne également les changements apportés par la télévision et par la nouvelle forme de médiatisation dont bénéficient ces événements. Celle-ci nous place devant une difficulté : celle de maintenir une activité réflexive, qui implique de prendre le temps de penser, d’interpréter et de comprendre ce que nous faisons, alors même que les médias contribuent à compresser le temps et à accueillir immédiatement l'avenir dans notre présent.

Augmenter les « dimensions de l'homme »

Au total, Anders doute que ces nouveautés technologiques, en même temps qu’elles étendent les limites de notre monde, augmentent les « dimensions de l’homme » lui-même — pour reprendre la formule de sa femme Hannah Arendt. Au contraire, cette extension nous rendra probablement plus egocentriques encore. Car plus nous conquérons l’espace, plus nous étendons nos capacités techniques et plus nous élargissons le champ de la conquête spatiale. Anders applique la même logique à la technologie en général et à sa capacité à créer, par son propre développement, de nouveaux désirs et de nouveaux besoins.

De surcroît, les images par lesquelles nous nous représentons le monde ne cessent de se modifier et de modifier la réalité à laquelle nous croyons adhérer. De ce point de vue, l’écrivain Karl Kraus a donné la clef de notre condition médiatique moderne lorsqu’il ironisait : « Au commencement était la photographie, ensuite apparut le monde ».

En somme, Anders nous offre une belle méditation philosophique, quoique tragique : la nouvelle révolution copernicienne qui a permis de regarder la Terre depuis l’espace nous a appris à la voir comme un « tout » ; mais cette totalité n’est pas, comme le concevaient les Anciens, un assemblage harmonieux de parties constituant un « cosmos » ordonné, mais bien plutôt un point de l’espace susceptible d’être détruit et de disparaître si, à force de la regarder de loin, nous oublions de l’habiter.