A ne regarder la vie des pauvres que sous l'angle de l'intervention sociale, ou à défaut de leur laisser directement la parole, on passe à côté de la richesse de leurs vies et revendications.

On se soucie bien peu des pauvres, ou alors surtout dans une logique de prise en charge. On ignore ainsi presque tout de leur vie et de la façon dont ils la mènent. Comment peut-on ne pas voir l'incroyable déni que cela traduit ? Et comment penser sans s'intéresser véritablement à ces vies ce que serait, non pas tant une vie réussie (pour laquelle nous avons plus de modèles que nous pouvons en désirer) qu'une une vie décente ?

Voilà quelques-unes des questions que nous pose le philosophe et écrivain Guillaume Le Blanc, dans La solidarité des éprouvés. Une histoire politique de la pauvreté (Payot, 2022), où il approfondit sa réflexion sur les vies ordinaires et les capacités qu'elles recèlent.

 

Nonfiction : Beaucoup d’informations nous arrivent sous la forme de récits de vie, en première ou en seconde personne. Cela dit, raconter sa vie (à la première personne donc) n’est pas à la portée du premier venu : il faut se penser légitime à le faire et s’assurer qu’une telle narration puisse susciter quelque intérêt. Pierre Rosanvallon avait tenté de démocratiser l’exercice, l’ouvrant aux vies ordinaires, sans que l’on voie bien où cela pouvait mener et avant que l’expérience ne s’arrête…

Les pauvres racontent très peu leurs vies et les récits les concernant (en seconde personne donc, pour l’essentiel) restituent alors, très majoritairement, des vies dominées et en manque, montrez-vous... Tout conspire à disqualifier les vies pauvres, en donner une vue négative. Mais tout d'abord, comment situez-vous ces vies pauvres par rapport aux vies ordinaires ?

Guillaume Le Blanc : J’ai placé mon travail en philosophie, depuis Vies ordinaires vies précaires (Seuil, 2007), comme une explicitation des ordres de grandeur symboliques, politiques, philosophiques portées par les vies ordinaires. J’ai interrogé l’appellation même de vie ordinaire d’une double façon. D’abord en montrant comment la philosophie avait toujours péché par absence de modestie pour se rendre attentive aux différentes tonalités des vies ordinaires. L’idée développée par Stanley Cavell dans Un ton pour la philosophie selon laquelle la philosophie doit cesser d’être arrogante me semble précieuse si l’on se rend attentif à la recréation par les vies dites ordinaires des normes tant sur le plan des arts de faire que des arts de dire. Cela suppose de changer de perspective, d’adopter une nouvelle focale grâce à laquelle ce qui était invisible, les micro-déplacements de soi dans la création de micro-normes au sein des macro-normes qui gouvernent nos conduites en société, devient pleinement visible.

J’ai interprété cette recréation comme la production d’un style et c’est le style des vies ordinaires que j’ai voulu restituer dans différents ouvrages, comme L’insurrection des vies minuscules (Bayard, 2020) consacré à Charlot témoin de notre temps, jusqu’à La solidarité des vies éprouvées dans lequel je comprends la pauvreté comme un cas-limite de la vie ordinaire. Ensuite en m’interrogeant sur les désignations par lesquelles les vies dites ordinaires sont assignées à un statut le plus souvent négatif par lesquelles elles deviennent des vies de peu, des pauvres vies et donc aussi des vies pauvres.

Réfléchir sur les façons dont les vies peuvent dès lors se dé-désigner, ce qui ne peut se faire sans l’accord avec les personnes concernées, est une tâche urgente à laquelle doit s’atteler la philosophie. Car si les pauvres racontent très peu leurs vies, ce n’est pas qu’ils ne produisent aucun récit, c’est que ces récits ne sont tout simplement pas lus ou entendus. J’ai été extrêmement frappé, en écrivant La solidarité des éprouvés, de constater, en consultant les archives d’ATD Quart Monde, avec qui j’ai mené, avec d’autres philosophes et des militants ainsi que des soutiens, pendant trois ans un séminaire de philosophie sociale, du nombre faramineux de récits produits par les plus « démunis » et qui ne consistent pas seulement en des récits autobiographiques, mais qui développent une critique des conditions sociales, politiques, anthropologiques faites à leurs vies.

Les pauvres produisent des récits, mais ils ne trouvent pas de structures auditives pour prendre en considération leurs récits, et c’est pourquoi ils deviennent invisibles. On perd son visage quand on perd sa voix et la société repose d’abord sur un cadrage hégémonique par lequel des voix sont dignes d’être reçues alors que d’autres ne le sont pas. C’est là effectivement un diagnostic qui avait déjà été élaboré par le sociologue Pierre Rosanvallon dans son entreprise collective « Raconter la vie » et à laquelle j’avais moi-même participé par l’écriture d’un livre, La femme aux chats (Seuil, 2014), qui racontait la double vie d’une femme contrôleuse d’impôts et éleveuse de chats de race. « Le parlement des invisibles » auxquels il en appelait doit être selon moi un « parlement des inaudibles », à la condition que les récits de vie ne soient pas d’emblée formatés par les structures auxquelles ils s’adressent.

La violence économique s’exerce ici à plein, expliquez-vous, rejetant et exploitant les pauvres, tout à la fois, et laissant très peu d’espace où pourraient se développer des modes de vie alternatifs. Pour autant, les vies pauvres, lorsqu’on y regarde de près, montrent des traits tout à fait remarquables, dans la débrouille ou la survie. Pourriez-vous en dire un mot ?

L’une des thèses du livre est que les vies pauvres ne sont pas de pauvres vies. Elles le deviennent par des jugements qui confondent richesse et grandeur, ou à défaut, richesse et normalité. C’est ainsi que nous glissons progressivement vers le jugement social selon lequel la pauvreté est pathologique. Contre cette conception qui assigne les vies pauvres au manque, à la carence, et les voue à l’illégitimité, il est urgent de mieux chercher à observer l’ingéniosité des vies qui, parce qu’elles ont peu, doivent trouver des circuits alternatifs pour faire avec plutôt que sans. Ceci nous conduit à entrer dans l’invention des vies considérées comme « démunies ».

La débrouille, la nécessité de survivre font apparaître un mot oublié de nos vocabulaires mais qui redevient d’une grande actualité : le mot « économe ». Nous avons à ce point magnifié l’homme économique que les vies économes nous sont apparues comme sans valeur. La raréfaction des ressources naturelles, l’appel contemporain à la sobriété contre la prédation des matières premières et leur gaspillage, nous forcent à nous emparer de ce terme « économe » et avec lui des styles de vie qui l’incarnent et qui sont précisément ceux des vies pauvres. Victor Hugo, dans Les misérables, avait campé une Fantine qui apprenait, grâce à une vieille dame, l’art de vivre de peu, économisant sa chandelle grâce à la lumière émanant des réverbères urbains.

Dans le même registre, le fait de redonner une seconde vie à des objets déjà porteurs d’une première vie, le recyclage, en révélant comment les plus pauvres font avec les moyens du bord et les circonstances, nous met sur la voie d’une exemplarité dont nous devrions nous inspirer. Non seulement cette activité de tous les instants démontre si besoin est que les pauvres ne sont pas ces paresseux refusant tout travail, mais travaillent en l’absence de travail, ou à côté du travail, apparaissant selon le très juste mot d’Esther Duflo, comme des « capitalistes sans capital ». Mais encore elle révèle combien l’apartheid par le haut repose sur un ensemble d’illusions sociales qui rendent chimérique un droit à la cité démocratique qui ne peut reposer que sur un voisinage des différences et en aucun cas sur la loi sociale des ressemblances. 

Finalement, le potentiel des vies pauvres, expliquez-vous, se révèle de la manière la plus claire à l’occasion de révoltes, où trouve à s’exprimer une critique radicale de la société par le bas, et donc une demande de justice, d’égalité radicale, de solidarité, etc. Comment faut-il le comprendre ? Quelle place faut-il faire à ces différentes demandes ? Et quel lien faites-vous entre celles-ci et la vie décente que vous évoquez en conclusion ?

Il y a là un point extrêmement important et qui tient aux régimes de visibilité et d’invisibilité des plus pauvres, mais aussi à la production de frontières de toute société. Foucault, dans la première préface de l’Histoire de la folie à l’âge classique, écrivait qu’on « pourrait faire une histoire des limites, de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur ».

Aucune société ne peut exister sans rejeter hors d’elle-même des figures d’une altérité dissemblable, ou sans situer à sa frontière des éléments du Négatif qu’elle veut expulser. Si la folie a pu être, à un certain moment de son histoire, l’une de ces figures, comme le montre Foucault, je me suis demandé dans quelle mesure la pauvreté ne demeurait pas la figure de l’altérité par excellence, tant elle est liée à la fois à ce sur fond de quoi une société se construit et en même temps à ce qu’elle ne veut pas voir de sa propre construction. La pauvreté a ceci de particulier par rapport à la folie qu’elle est à la fois dedans et dehors. Elle est dans la société comme le découvrent les mémoires sur le paupérisme au début du XIXe siècle, puisqu’elle est la condition, à l’âge du travail industriel, de la production des richesses. Mais elle est au-dehors, car aucune société, spécialement à l’âge du capitalisme avancé qui est le nôtre, ne veut la retenir comme l’une de ses grandeurs fondamentales.

Dans cette perspective, les pauvres sont assignés à l’invisibilité, ou alors, c’est ce que j’ai montré dans La solidarité des éprouvés, ils ne deviennent visibles que depuis l’institution de soin social qui s’empare d’eux pour les traiter. C’est là l’un des points les plus remarquables à mes yeux de notre histoire culturelle et politique de la pauvreté : les pauvres ne se sont mis à exister que depuis le problème qu’ils posaient à la société en termes de désagrégation sociale, de risque de ségrégation et même de dangerosité sociale, et c’est pourquoi ils n’ont été réfléchis, problématisés même, que depuis l’institution sociale au sens large du terme. Sur le plan épistémologique, cela s’est traduit par des ouvrages très importants qui n’ont cependant considéré l’existence des plus pauvres que depuis l’avènement d’une sécurité sociale au sens large du terme. Ce point est assurément fondamental, mais il a contribué à ne voir le pauvre que depuis la perspective d’un centre et surtout à ne l’appréhender que depuis un ensemble d’institutions supposées prendre soin de lui. L’indice le plus éclatant de ce paradigme sociologique a été sans conteste le petit essai de Simmel au début du XXe siècle, Les pauvres, dont l’une des clefs tient à la distinction que Simmel pose entre le pauvre travailleur et celui qui n’est rien que pauvre. En réduisant le pauvre à celui qui n’est rien que pauvre, Simmel a pu souligner que le pauvre peut être défini comme celui qui a besoin de l’institution sociale pour continuer à exister.

Cette définition relationnelle de la pauvreté, extrêmement importante, a eu cependant comme grave défaut, de ne plus appréhender le vécu de pauvreté qu’en fonction des attendus de l’institution, créant de la sorte ce que la sociologue Dominique Memmi nomme des « autobiographies d’institution » qui achèvent de déposséder le pauvre de sa propre voix en le privant de toute capacité à produire un texte par lui-même. M’inspirant de la distinction produite par James C. Scott entre le « texte caché » et le « texte public » dans La domination et les arts de la résistance, je soutiens que le « texte caché » des plus pauvres est alors neutralisé par le « texte public » de l’institution sociale qui traite de la pauvreté.

Ce « texte caché » peut cependant devenir un « texte public » signé par les plus pauvres à l’occasion des émeutes, révoltes qui ne sont jamais seulement des révoltes de la faim mais toujours en même temps des critiques des ordres de grandeurs d’une société. Il est très intéressant d’analyser les cahiers de doléances de la Révolution Française comme ceux des Gilets Jaunes, pour en rester à l’histoire de la France, comme des constructions publiques d’attentes longtemps demeurées cachées et qui culminent dans une critique de l’inégalité des vies, des richesses et comme porteuses d’attentes normatives fortes comme celles qui sont en jeu dans l’idée d’un revenu décent. Le plaidoyer pour le revenu décent ne peut se comprendre sans les demandes d’égalité, de justice, de solidarité portées par celles et ceux qui, ayant moins que les autres, développent un double savoir de leurs propres vies et de la vie des autres.