Ce premier roman délicat et sensible évoque l’influence sur toute une vie d’un jeune professeur d’anglais, rencontré en 1977, en terminale, à Paris.

Patrick Wilder venait de passer deux ans en Californie comme lecteur dans une université, quand il arriva dans le lycée parisien où le narrateur entrait en classe de terminale. Lors du premier cours, il manifesta une singularité qui plut au narrateur :

« Sur ce tableau, élément central de la scénographie, il inscrivit (on le faisait couramment aux États-Unis) ses nom, prénom, date de naissance, téléphone personnel, le tout sans nous avoir dit un seul mot (à peine un mouvement de tête pour nous saluer collectivement). À une époque où, en France, de tels éléments n’étaient jamais communiqués aux élèves, qu’il les révèle aussi spontanément nous laissait espérer que notre nouveau professeur ne serait pas tout à fait un professeur d’anglais comme un autre, qu’il nous deviendrait même un professeur “particulier”. »

L’évocation de cet enseignant plein de fougue et d’énergie, à la pédagogie nouvelle et efficace, est une déclaration d’amour à la langue anglaise, dans un style retenu, teinté d’humour et de mélancolie, dans des chapitres aux titres énigmatiques, comme « Le remembrement », « Odeur du temps » ou « Pit Pat Pot » :

« La plus originale des leçons de Monsieur Wilder s’inspirait de sa conviction – laquelle aurait suffi à le faire passer pour hérétique au sein de la communauté d’enseignants – qu’on apprend mieux trois mots qu’un seul ou plus exactement qu’on les retient plus facilement ensemble, surtout si on joue de la sonorité les appariant. »

Partant du mot big, il dévoile de non moins célèbres substantifs : « bag, bog, beg, bug », qu’il inscrit l’un en dessous de l’autre, « comme s’il s’agissait d’une déclinaison ». Ici seule la voyelle varie. « Mais la méthode fonctionnait aussi en variant la consonne et ainsi nous offrit-il les “sky, sly, spy, shy”. » Monsieur Wilder n’hésite pas à décliner au tableau « guys, goy, gay », mot à l’époque sulfureux et subversif, ce qui rend encore plus hardie la phrase qui commente ce « trio de mots » : « I’m all that. »

Pouvoir de la littérature

Dans un encart « In memoriam » publié dans Le Monde en 2010 dans la rubrique nécrologique, le narrateur apprend la mort de son professeur, survenue vingt ans plus tôt. Il se livre alors à une enquête dans les archives du journal et découvre qu’un anonyme rend hommage au disparu, à chaque anniversaire de son décès, par un message semblable, accompagné d’une citation, comme cette phrase de Marguerite Yourcenar, qu’elle avait écrite pour sa propre stèle : « Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n’aime pas comme ils aiment… Je mourrai comme ils meurent. » Mais en 2011, le processus s’interrompt et le narrateur ne trouve pas d’encart commémoratif dans Le Monde. Lui, l’ancien élève, envisage alors de s’en charger, puis il y renonce pour dompter « cette mémoire flottante » qu’il garde de son professeur et la fixer dans un livre, éprouvant « quelque satisfaction à avoir ranimé un mort ».

Ce roman plein de livres et de citations, nourri de littérature, notamment dans sa conception proustienne de la résurrection et de la lutte contre la mort et l’oubli, exprime une vraie reconnaissance pour un être à l’influence décisive. La délicatesse précise et précieuse du style est à la hauteur de cet hommage et signe une entrée aussi maîtrisée qu’élégante en littérature.

« Un moment vient où il nous faut mesurer ce que l’on doit à quelques maîtres choisis et c’est alors qu’on comprend qu’ils sont rares. Celles et ceux qui vous donnèrent sans espoir de retour. Ce faisant, on ne s’acquitte d’aucune dette, car la comptabilité n’a pas sa part dans le don : la fidélité que j’avais professée jour après jour, consciemment ou non, en faveur de Monsieur Wilder, à travers mes inclinations, mes refus, mes chemins de traverse, mes bifurcations, signait ma gratitude à son égard. Pour traduire cette reconnaissance, nulle meilleure image que celle de l’irrigation dans mes veines d’un peu de la sensibilité de Monsieur Wilder, sans que je puisse nécessairement évaluer son influence précise dans l’éclosion de chaque affection. »