Emmanuelle Loyer montre dans cet essai que la littérature, mais aussi les sciences sociales, peuvent nous aider à penser le présent et à en affronter les défis.

L'historienne Emmanuelle Loyer s’intéresse dans cet ouvrage à la manière dont la littérature façonne notre rapport au temps et nous permet de le penser. À l’origine de cette réflexion se situe un bouleversement intime : l’autrice a dû vivre confinée, d’abord pour des raisons personnelles, puis pour les raisons sanitaires que chacun a connues. Cette expérience n’impose-t-elle pas la nécessité de repenser le temps ? La littérature ne peut-elle pas nous y aider ?

C’est, en un sens, le pari que fait l’autrice en examinant successivement quatre manières de penser le présent. Ainsi, la première partie de l’ouvrage décline le « paradigme du dernier », expression empruntée à Daniel Fabre. Elle est consacrée aux œuvres qui enregistrent la trace d’un monde disparu ou en train de disparaître. L’écrivain s’y fait ethnologue. Dans la deuxième partie, l’autrice resserre le champ de sa réflexion sur la génération romantique, « obsédée par l’histoire révolutionnaire, déchirée par une propension à prophétiser un nouveau monde alors même qu’elle repense le passé, invente le patrimoine, recense les monuments »   . La troisième partie est consacrée à l’écriture de la catastrophe ; il s’agit pour l’autrice de mettre en lumière les œuvres qui portent la trace de la violence inscrite dans l’Histoire, ou l’anticipent par les voies de l’imaginaire. Enfin, dans une quatrième partie, Emmanuelle Loyer s’interroge sur ce que signifie « devenir contemporain » ; elle se livre à une relecture de Mona Ozouf, Roland Barthes ou encore Julien Gracq, pour tenter de définir ce que pourrait être un nouveau rapport au temps, « l’envisager selon de nouvelles coordonnées, avec de nouvelles métaphores »   .

Chroniques de mondes disparus

Chaque partie de l’essai se décline en plusieurs chapitres, consacrés tantôt à un auteur, tantôt à une œuvre, tantôt à un ensemble d’ouvrages partageant des préoccupations communes. Dans la première partie, l’autrice étudie donc le « paradigme du dernier ». Elle montre comment la littérature, mais aussi les sciences sociales, enregistrent les vestiges d’un monde en train de disparaître. Dans Dersou Ourzala, par exemple, l’écrivain russe Arzeniev consigne ses rencontres avec l’un des derniers habitants de la taïga. Son témoignage, empreint d’humanisme, capture les ruines d’un monde voué à l’anéantissement, du fait de la colonisation du « Far East sibérien » favorisé par le gouvernement russe   . Ce faisant, il s’apparente à un récit ethnographique.

Le lien étroit qui unit la littérature à l’ethnologie structure, du reste, l’ensemble de cette partie, car ces deux disciplines ont « un programme commun dans la sauvegarde des cosmogonies en train de disparaître »   . On le retrouve dans les romans « champêtres » de George Sand. De retour à Nohant après avoir vécu l’échec de la IIe République, la romancière érige alors « un véritable monument à la campagne berrichonne : une curiosité vive et documentée à l’égard de formes de vie que l’on pensait immuables, mais qui sont en train de disparaître »   . Elle s’attache ainsi à faire exister les savoirs ancestraux des sorcières, ces « gardiennes » qui « s’assurent que le présent ne rompe pas trop brutalement avec le passé »   . Il est également question de magie et de rituels dans le chapitre consacré aux œuvres d’Ernesto de Martino et de Carlo Lévi, ce dernier ayant vécu « confiné » à Gagliano, où il a observé les croyances des villageois qui l’entouraient.

Histoires romantiques

La seconde partie s’intéresse à la période romantique, qui invente un nouveau régime d’historicité. Le romantisme est en effet habité par une contradiction déchirante : d’un côté, le monde ancien n’est plus et ne sera plus jamais – il a définitivement pris fin avec la Révolution – de l’autre, le présent impose de faire corps avec l’histoire. « Voici donc le nouveau credo des modernes : être hommes de leur temps, pour le meilleur et pour le pire »   .

On trouve ce paradoxe à l’œuvre chez Chateaubriand, mais aussi à travers tous les maux dont souffre l’écrivain romantique, depuis la « mélancolie historique » à l’impuissance, en passant par le terrible ennui. C’est là un second paradigme. Dans cette perspective, la question du deuil (du monde ancien) est centrale ; c’est d’ailleurs à la lumière de cette notion qu’Emmanuelle Loyer relit les pages de Marx consacrées à l’Histoire. Si, en effet, cette dernière ne cesse de se rejouer, tantôt sur le mode héroïque, tantôt sur le mode grotesque, c’est peut-être parce qu’en dernière instance, la comédie seule peut tenir à distance les démons du passé   .

Ecrire la catastrophe

La troisième partie est consacrée à l’écriture de la catastrophe. L’autrice y examine les œuvres portant la trace de la violence inscrite dans l’Histoire. Elle suggère ainsi de relire Frankenstein et les romans gothiques à la lumière des événements sanglants qui ont ponctué la Révolution française. Le récit de fiction, par l’imaginaire qu’il déploie, témoigne mieux que tout autre de la violence spectaculaire à l’œuvre dans la période révolutionnaire ; il en conserve le traumatisme. Mais Emmanuelle Loyer réfléchit aussi à la manière dont les œuvres pensent la catastrophe à venir, sans parvenir à la nommer.

À cet égard, le chapitre consacré aux Quarante jours de Musa Dagh est particulièrement éclairant. Ce roman, qui narre un épisode de la résistance arménienne à l’armée turque, opère en effet un déplacement et anticipe avec lucidité le génocide juif – une lucidité qui étonne d’autant plus que son auteur, pensant sauver sa vie et son œuvre, a signé le serment de fidélité au Reich à l’Académie de Arts   . « Sans forcément en avoir une pleine conscience, l’écrivain Werfel […] prophétise le ‘‘génocide’’ juif sans l’expliciter ni le qualifier – puisque le mot n’existe pas – mais en décrivant précisément les manifestations, les étapes et les processus de l’anéantissement »   .

Enfin, dans cette partie de l’ouvrage, Emmanuelle Loyer consacre plusieurs développements au genre nouveau du témoignage – né des ruines des conflits mondiaux – et à ses vertus cathartiques, à travers l’exemple d’Une femme à Berlin, œuvre anonyme dans laquelle l’autrice ausculte les atrocités de l’immédiat après-guerre, dans une Allemagne ravagée par les bombes et rongée par l’impossibilité de dire tout à la fois ce qu’elle a enduré et ce qu’elle a fait subir. Du reste, ce n’est peut-être pas un hasard si, dans cette salve de réflexions consacrées à l’écriture de la catastrophe, Emmanuelle Loyer cite en exemple des œuvres méconnues ou mal accueillies lors de leur parution. Penser le désastre exige peut-être d’opérer un déplacement par rapport au présent, ou de dire ce qui est inaudible pour ses contemporains.

Devenir contemporain

Enfin, l’autrice s’interroge sur la possibilité de penser un nouveau rapport au temps. Ce rapport lui semble à l’œuvre dans l’ouvrage de Mona Ozouf, Les Mots des femmes, dont elle rappelle qu’il a suscité de vifs débats sur la manière de penser l’émancipation féminine. S’il est vrai que, pour Mona Ozouf, l’affranchissement des contraintes d’ordre biologique est une chimère, en revanche les femmes disposent d’une arme d’émancipation singulière que les hommes n’ont pas : leur rapport au temps. « Leur […] ambition est la ‘‘durée humaine’’, une façon d’habiter les jours dans une intimité de tous les moments »   .

Il y a peut-être là, pour Emmanuelle Loyer, une manière d’accepter le temps comme un art, de ne pas céder à sa linéarité vertigineuse. Cette possibilité est également offerte par la lecture des œuvres de Thomas Mann ou Roland Barthes, qui tous deux ont vécu le confinement avant l’heure en séjournant au sanatorium, et d’autres « reclus » encore, comme Proust ou Colette. Le « temps long » est en effet l’arme que propose « cette littérature d’immobiles pour monter à l’assaut de la durée, rompre avec l’impuissance contemporaine et le sentiment de piétinement engendré par l’innovation perpétuelle »   .

C’est ce même « temps long », qui nous invite à appréhender l’Histoire comme un cycle conjurant la peur du présent, que l’on retrouve dans le chapitre consacré à Fernand Braudel et au Pont sur la Drina. Mentionnons enfin, parmi les nombreuses références convoquées par l’autrice dans la quatrième partie de son ouvrage, des pages éclairantes sur l’œuvre de Julien Gracq et sa manière toute géologique d’appréhender le temps.

Chaque chapitre forme un essai à part entière et s’accompagne d’une bibliographie. Si l’érudition de l’autrice est manifeste, la lecture des ouvrages dont elle parle n’est pas toujours un prérequis indispensable. Ce livre, sans formuler à proprement parler de thèse originale, invite avec force à se plonger dans la lecture des œuvres classiques ou méconnues, pour y trouver une manière – notre manière – d’habiter le temps présent.