A l'heure où « c'est le vivant lui-même qui est devenu la principale source d’extraction de la plus-value », comment redonner sens au travail ?

Au cœur de notre actualité si préoccupée par la « valeur travail », voilà un ouvrage qui nous invite à prendre la mesure de ce à quoi nous exposent les transformations du rapport entre le travail et la vie dont notre époque moderne a été porteuse. Le propos est le suivant : certains choix politiques opérés pour entériner le tournant révolutionnaire et l’installation d’une première forme de libéralisme, couplés à l’essor concomitant du machinisme industriel, ont lancé une dynamique qui a profondément transformé peu à peu depuis le rapport et la place du travail dans la vie de chacun.

Bien plus, insidieusement et du fait du caractère insatiable de la logique de consommation sur laquelle repose ce système économique, en ce début de XXIe siècle, « c’est le vivant lui-même qui est devenu la principale source d’extraction de la plus-value », comme le dit Arnaud François. Les avancées technologiques, et tout particulièrement l’émergence du numérique, jouent un rôle de premier plan sur ce point, et si l’ouvrage ne consiste pas à en critiquer unilatéralement l’existence, il alerte néanmoins sur les menaces qui entourent ce phénomène. Comme le faisaient déjà remarquer Negri et Hardt, dans Multitude. Guerre et démocratie à l'âge de l'Empire, qu'Arnaud François cite ici, « ce que la modernité menace de livrer à l’appropriation privée, c’est l’ensemble de ce qui fait l’activité intellectuelle et affective de l’humain : savoir, penser, sentir, aimer – bref, le tout de la vie. »    

Le travail comme concept pragmatique

Arnaud François précise d’abord que la notion de travail a reçu différentes définitions au cours du temps et qu’elle recouvre également des réalités différentes au sein d’une même époque. Elle peut être source de prestige pour les uns, de honte et d’obligation pour les autres, si bien qu’« user du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie. », comme le dit John K. Galbraith dans Les mensonges de l’économie. Ici le choix est donc fait d’aborder ce concept comme étant essentiellement, quoique non entièrement, pragmatique. Sur la base d’un tel concept pragmatique :

« la tâche propre du philosophe […] n’est pas de déchiffrer une signification théorique déjà donnée [mais] au contraire de discerner quelle est la signification actuelle qu’il tend à recevoir, à quoi elle est utilisée, et, le cas échéant, comment contrecarrer de telles utilisations si elles risquent, pense-t-il, de se révéler à terme socialement funeste. »

A travers l’examen des fonctions actuelles du travail, de son lien avec le revenu ou encore de la dynamique d’individuation psychosociale que le rapport au travail engendre, on constate que ces utilisations socialement funestes de la notion battent en réalité déjà leur plein.

Production et consommation comme nouvelles voies de la rédemption

L’ouvrage rappelle ici les travaux d’autres chercheurs qui relient le contexte révolutionnaire et la montée en puissance de l’idéologie libérale à la notion de mérite   , mais également le point de bascule qu’a représenté le choix de prendre la production et la consommation pour des fins en elles-mêmes. En effet, dans le contexte du développement industriel de la fin du XVIIIe siècle, la machinisation grandissante aurait pu permettre aux travailleurs de gagner autant en travaillant moins   . C’est celui de travailler et produire davantage qui a été fait. On notera toutefois qu’en ce début de XXIe siècle, si le temps de travail hebdomadaire n’est plus ce qu’il était à la fin du XVIIIe siècle, le temps libre que certaines luttes sociales ont permis d’acquérir, est aujourd’hui presqu’entièrement dédié à la consommation et entretient directement la logique productive à laquelle le travail est lui-même dédié.

On pourrait lier ici les analyses de cet ouvrage avec celles opérées par d’autres auteurs, par exemple Marcel Gauchet et plus récemment Jérôme Fourquet, qui établissent un lien direct entre ce choix initial de prendre la production et la consommation pour horizon et la perte de place de la religion dans la vie collective et individuelle. Sur fond de l’ancienne matrice judéo-chrétienne, la production et la consommation deviennent les nouvelles voies de la rédemption. Or, qui dit rédemption dit acception d’une forme de souffrance et d’un chemin de croix. Arnaud François rappelle ici ce point qu’il avait également mis en avant dans son précédent ouvrage dédié à La philosophie d’Emile Zola. Tous ces éléments de transformation du rapport du travail à la vie expliquent bon nombre des glissements socialement funestes que l’ouvrage aborde par la suite et qui couvaient les crises actuelles.

Les effets délétères sur le vivant de la fiction méritocratique

Le couplage de l’idéologie libérale du mérite avec cette organisation de la production qui a pour horizon un désir de consommation jamais tari a profondément modifié le rapport des individus au travail. Il a fait naître un marché de l’emploi au sein duquel chacun pense occuper la place qui lui revient selon son talent et ses efforts. De nombreux travaux montrent qu’évidemment les notions de mérite et d’égalité des chances relèvent très largement de la fiction normative. Dans le cadre de cet ouvrage, ce qu’il est intéressant de noter est qu’en regard de cette idéologie, on présente souvent le travail comme s’il devait nécessairement « nous extraire de notre milieu d’origine, comme si celui-ci était nécessairement inavouable, comme si toute société était organisée en une échelle à gravir. » Aux plus méritants reviendrait le luxe d’avoir un travail épanouissant, comme si le fait d’être épanoui devait relever du privilège, aux plus précaires, aux moins bien lotis reviendrait la responsabilité de leur souffrance.

Arnaud François rappelle qu’il existe bien pour autant différentes façons pour les individus de se rapporter à leur travail. Certains n’en attendent pas autre chose qu’un revenu, ils ont un rapport relativement instrumental au travail, d’autres y ont un rapport plus expressif et en attendent une forme de réalisation d’eux-mêmes. Il ne s’agit pas ici de nier le fait que le travail occupe une place plus ou moins importante dans la vie des individus mais de mettre en évidence le fait que des repères moraux ou axiologiques sont socialement associés à la place que chacun occupe sur le marché du travail et qu’en regard de cela, le rapport du travail à la vie pour les individus modernes est constitutif du processus d’individuation de chacun   .

Ce qui est problématique dans une telle configuration, ce n’est pas tant que le travail occupe une place plus ou moins centrale dans la vie des individus, c’est le fait qu’au travail soit associé un revenu qui est devenu comme la marque d’une certaine valeur de l’individu lui-même et non plus tant de ce qu’il produit, si bien que l’individu est comme rétribué à la hauteur de ce qu’il vaut lui-même. Son salaire est à la hauteur de qu’on l’autorise à vivre. Bien sûr il serait peu envisageable de ne pas rétribuer le travail, mais le salaire « n’aurait jamais dû devenir une récompense. » Poussée à l’extrême, cette logique du salaire récompense entérine le fait que la relation est presque d’alternative entre le travail et la vie, pour avoir le droit de vivre, il faut travailler. En ce sens et dans un tel contexte, l’idée d’« un revenu inconditionnel d’existence » est intéressante, si ce n’est moralement nécessaire.

L’individu face à lui-même

Depuis le début des années 80 et dans la foulée du tournant néolibéral, on a pourtant vu émerger certains concepts qui pourraient laisser penser que, dans une telle organisation de la production, l’individu est particulièrement choyé. Bien-être au travail, prise en compte des risques psychosociaux, adaptabilité, flexibilité, autant de notions qui attestent que l’individu est bien au centre de l’attention. Mais à l’analyse, l’émergence de ces termes est ambivalente et traduit la face concrète des transformations déjà citées directement dans les organisations. La définition du bien-être qui prévaut fait référence à un individu type pour lequel le travail serait, par un heureux alignement des valeurs, source d’épanouissement personnel et professionnel.

Dans la lignée de l’introduction du New Public Management, le travailleur a désormais des objectifs à atteindre, il fait l’objet d’une évaluation annuelle, où il est bien plus tenu compte de la manière qu’il a eu d’atteindre ces objectifs que du fait même de les atteindre car la norme est en réalité devenue une forme d’horizon inatteignable. Dans un contexte où les individus sont soumis à une injonction permanente au dépassement de soi, la norme « est ce que seuls les plus doués parviennent à inventer. » Le glissement est là qui ne vient donc plus tant juger l’individu « sur ce qu’il fait mais sur ce qu’il est » et qui dessine « l’horizon bien inquiétant sous lequel il peut y avoir non plus seulement des produits de plus ou moins bonne qualité, mais des humains de plus ou moins bonne qualité. »

Ce qui est valorisé dans le profil de l’individu, « c’est sa faculté à supporter le stress, l’urgence, la pression, la fatigue, à prendre la parole en public, à exercer l’autorité (leadership) ou à la subir […] à s’adapter à de nouvelles situation. » Arnaud François met directement en lien cette tendance de fond qui vaut pour tous les secteurs de l’emploi avec la montée en puissance de la question des « soft skills » dans les programmes éducatifs mais aussi avec celle de la formation tout au long de la vie. Il précise aussi qu’il ne s’agit en aucun cas de dénier aux individus un droit au changement, mais d’alerter sur le fait qu’en l’état actuel cette logique entérine et aggrave des inégalités sociales aux effets délétères.  

Dans ce contexte, on s’appuie aussi volontiers sur les avancées de la recherche et tout particulièrement sur la vision plus dynamique du vivant qui s’est elle aussi initiée dans ce même contexte de la fin du XVIIIe siècle   . Les recherches les plus récentes en neurosciences cognitives mettent ainsi en avant « un cerveau humain modulable à l’infini. Il nous est possible d’évoluer sans cesse, de nous adapter à toutes les situations, d’innover en permanence. » Bien sûr, là aussi, il ne s’agit pas d’adopter inutilement une attitude passéiste en s’en remettant à l’obsolète modèle statique du vivant, « de tels retours en arrière ne sont jamais possibles en histoire », mais dans la façon dont la notion est mise au centre des politiques de formation et d’emploi , « quelle aubaine ! » que cette plasticité du vivant. Le héros de la modernité capitaliste est l’individu qui s’adapte à tout, exerce l’autorité avec leadership, renonce à une stabilité professionnelle devenue surfaite, voire suspecte, comprend la nécessité de se soumettre aux contraintes de l’organisation, accepte sans discuter de savoir licencier si sa propre personnalité n’est pas en phase avec elles.

Le travail contre la vie

Nous intériorisons tous ces normes de façon inconsciente, c’est ce qui rend le contexte peu propice « à l’éclosion de véritables alternatives de résistance et moins propice encore leur prise en charge collective. » Sur la crise de sens au travail plus particulièrement, différents phénomènes sont régulièrement mis en avant dans les médias depuis quelques années. Ils le sont plus encore depuis la crise sanitaire. Retour aux métiers pour échapper aux bullshit job, reconversion des cadres dans l’artisanat, démission silencieuse… Ces initiatives connaissent toutes un certain succès médiatique qui traduit probablement le fait que chacun y trouve un écho. Ces bifurcations suscitent souvent l’admiration, elles attendrissent, mais, relevant du luxe qui n’est offert qu’à quelques-uns, elles ne sauraient résoudre les problèmes que cette organisation du travail pose en réalité désormais à tous.

Dans un contexte où « nous consommons pour entretenir une machine productive emballée, et où nous travaillons pour acquérir les moyens de consommer […], il serait utile au plus haut point de se demander, à l’échelle mondiale, ce qu’aujourd’hui nous avons exactement besoin de produire, et de n’accepter de travailler qu’en conséquence. »

Les constats dressés jusque-là par l’ouvrage ne sont pas nouveaux et Arnaud François mobilise les travaux de nombreux chercheurs d’autres disciplines. Le phénomène qu’il interroge en propre, peut-être trop indirectement, est celui des effets retours d’une telle organisation de la production sur le vivant lui-même. La crise écologique et son corollaire en lien avec le thème de cet ouvrage, celui de la crise de sens au travail, sont des conséquences directes de l’organisation de la production, sur le vivant de façon général (crise écologique), sur l’individu humain d’un point de vue spécifique (crise de sens au travail). Aujourd’hui le risque n’est plus seulement que le vivant soit livré à l’appropriation privée comme le craignaient Negri et Hardt (les analyses d'Arnaud François montrent qu’il l’est déjà largement), mais que, s’étant piégé lui-même, il disparaisse tout simplement.

Derrière les crises que nous traversons se devine une mise en échec du vivant par les conditions d’organisation qu’il s’est faites à lui-même. À l’époque moderne, et plus précisément pour nous actuellement, le rapport du travail à la vie s’inscrit dans une logique délétère. Il a pris une place telle et ces finalités sont telles qu’une bonne part des individus commence à prendre la mesure de l’escroquerie et de la vacuité des finalités aujourd’hui poursuivies par la logique productive. L’une des principales plaintes qui ressort des enquêtes est en effet le manque de temps pour bien faire : « On ne nous demande plus de faire bien, on nous demande de faire rentable. » Ainsi, s’il y a crise de sens, si l’on voit émerger toutes ces alternatives encore trop réservées, c’est parce que :

« ce n’est pas seulement la possibilité de bien faire que notre modernité arrache au travailleur, c’est la possibilité même de faire le bien, c’est-à-dire d’agir en conformité, en accord avec ses propres valeurs, voire avec les valeurs qui ont déterminé le choix de la profession même que l’on exerce. »

L’urgence d’une folle surproduction amène une part toujours plus grande des individus « à faire du travail ce que nous ne voulions pas faire dans et de notre vie. » Elle retranche ainsi les individus à eux-mêmes, pour reprendre les mots d'Arnaud François. Il faut espérer qu’en ayant été si loin, cette organisation crée ainsi d’elle-même la brèche dans laquelle de nouveaux choix collectifs, éminemment politiques, pourront s’engouffrer.

« Le politique doit s’en souvenir : réformer le travail, ce n’est pas procéder à une grande réforme de structure […], c’est toucher à une articulation extrêmement profonde et extrêmement sensible de l’individu comme de la société, car c’est toucher à ce que je fais de mon temps, et donc à ce que je fais de ma vie. »

Par-delà, les préoccupations individuelles, il apparaît même que c’est également déterminer d’une nouvelle organisation qui ne retourne plus la vie contre elle-même.