La correspondance entre le philosophe catholique Jacques Maritain et le philosophe orthodoxe Nicolas Berdiaev éclaire un moment clé pour la pensée chrétienne dans les années 1920.

Pour le dire d’une manière symbolique, c'est par l’intermédiaire de Léon Bloy, parrain de Jacques Maritain et écrivain français sur lequel s’est beaucoup penché Nicolas Berdiaev, que les deux penseurs se rencontrèrent et dialoguèrent ensemble jusqu’à la mort de Berdiaev. L’ouvrage de Bernard Hubert - complété d’une fort éclairante préface de Michel Fourcade, éminent spécialiste de la vie et de l’œuvre de Maritain - présente la correspondance entre les deux philosophes, et introduit aux enjeux de cet échange en exposant le contexte intellectuel de ce dialogue et en restituant le cadre philosophique et religieux dans lequel il se déroule.

Berdiaev rencontre les Maritain lorsqu’il arrive à Paris au terme d’une émigration hors d’URSS. Si « l’idée russe » (M. Fourcade) intéresse l’Occident depuis la réception des grands romanciers slaves (notamment Tolstoï et Dostoïevski), comme le montre précisément l’introduction à la correspondance entre les deux hommes, les Maritain sont tout particulièrement sensibles à ce qui se passe en Russie, d’où sont originaires la femme et la belle-sœur de Jacques. Les centres d’intérêt des deux philosophes se rejoignent et leur dialogue intellectuel fécond toucha à de nombreuses questions. Ce dialogue ne se réduisait ni à la philosophie, ni à la théologie, mais abordait, sans s’y restreindre, les champs de la mystique, de la poésie, de l’ecclésiologie, de l’histoire ou les problèmes sociaux.

Le devenir de la Russie

La connaissance de la Russie a progressé en France dès la fin du XIXe siècle. Et, après 1917, l’exil d’intellectuels russes rapprocha Français et Russes de multiples manières. Le dialogue entre Maritain et Berdiaev offre un panorama intéressant des questions liées à l’histoire passée, présente et à venir de la Russie. D’une part se pose la question de savoir que devient la chrétienté, à une heure où l’orthodoxie est menacée en Russie par le communisme athée et où la laïcisation progresse en Europe. Maritain, philosophe thomiste, espère retrouver la chrétienté affaiblie et juge providentielle que la Révolution d’octobre ait chassé une grande partie de l’intelligentsia. Il y voit l’occasion de faire une nouvelle chrétienté. Il écrit ainsi dans Le Docteur angélique (1929) :

« il est bien vrai que nous allons vers un nouveau Moyen Âge, vers une unité et une universalité retrouvée de la culture chrétienne. (…) C’est dire qu’au lieu groupée et rassemblée comme au moyen âge, dans un corps de civilisation homogène et intégralement chrétienne, mais limitée à une portion privilégiée de la terre habitée, il semble que l’unité de la culture chrétienne doive s’étendre maintenant sur tout la surface du globe, mais ne plus représenter en revanche que l’ordre et le réseau vivant des institutions temporelles chrétiennes et des foyers chrétiens de vie intellectuelle et spirituelle répandus parmi les nations dans la grande unité supra-culturelle de l’Eglise. Au lieu d’un château fort dressé au milieu des terres, il faudrait penser plutôt à l’armée des étoiles jetées dans le ciel. »

D’autre part, Berdiaev explique les raisons du triomphe de la Révolution bolchévique en Russie, et expose à son interlocuteur sa vision de l’histoire russe. Dans « Le destin de la culture », Berdiaev voyait dans une forme de déclin de la culture européenne à l’origine de la « civilisation bourgeoise et irréligieuse » qui se manifeste par la diffusion de l’idéologie bourgeoise et de ses valeurs. Il prétend s’inscrire dans la tradition de penseurs russes comme Khomiakov, Dostoïevski et Constantin Léontiev, et revendique également sur ce point l’héritage de Léon Bloy qui détestait l’embourgeoisement du monde qu’il considérait comme contraire à et incompatible avec une existence chrétienne authentique.

Dans Un Nouveau Moyen Âge, qui connut un grand succès, Berdiaev développe d’autres thèmes qui consonnent avec les aspirations et certaines thèses maritaniennes : le thème du dédoublement de l’homme qui apparaît à la Renaissance et s’aggrave aux Temps modernes, l’affirmation qu’à l’époque moderne « l’homme sans Dieu cesse d’être homme », l’alternative pour le peuple russe entre le Christ et l’Antéchrist puisque « par sa formation spirituelle, c’est un peuple apolitique, qui n’aspire qu’au point culminant de l’histoire », la nature du socialisme et la signification du communisme russe comme « religion athée » rendu possible par les agissements des chrétiens infidèles aux enseignements du Christ,  la primauté de la morale et l’urgence pour l’heure « d’affermir le primat de l’activité spirituelle sur l’activité politique » ou encore la vocation de la Russie dont le peuple aspire Royaume de Dieu, ce qui explique à la fois ses vertus et plusieurs de ses vices.

Le dialogue interreligieux

Maritain et Berdiaev débattent de nombreuses questions qui ne dissocient que rarement la raison et la foi. Ils œuvrent même à une meilleure compréhension des différentes confessions chrétiennes entre elles. La première rencontre de Berdiaev et Maritain eut lieu en 1925, année marquée par la création à Rome de la commission Pro Russia, sous la tutelle directe du pape, c’est-à-dire dans un contexte qui invite les catholiques, comme le dit Bernard Hubert, « à une découverte et à un effort de compréhension de la spiritualité orthodoxe ». Berdiaev et Maritain organisèrent à partir de janvier 1926 des réunions interconfessionnelles publiques réunissaient catholiques, orthodoxes et protestants qui s’avérèrent finalement décevantes pour les organisateurs, et qui prirent fin en 1928 à cause de l’encyclique Mortalium Animos qui eut pour effet le retrait des théologiens catholiques sollicités. Ces réunions permirent toutefois de libérer la pensée religieuse, dans la mesure où elle ne fut plus réservée aux seuls ecclésiastiques. Comme le note Berdiaev dans son Essai d’autobiographie spirituelle : « Pour la première fois, des chrétiens de confessions différentes pouvaient parler de religion entre eux ». A la place de ces réunions publiques, eurent lieu à Clamart des réunions privées sur des thèmes spirituels et mystiques entre janvier 1929 et janvier 1932.

Relativement à la question de la mystique, la correspondance entre Berdiaev et Maritain offre l’occasion de repenser le rapport entre mystique et théologie. Maritain écrit notamment à Berdiaev dans l’importante lettre du 14 mai 1930, traitant du « contrôle de la théologie sur la mystique » :

« c’est dans la mesure où la mystique énonce des propositions théologiques, ou si vous voulez entre dans le domaine cataphatique, que la théologie contrôle. Et ce contrôle, pour être fait correctement, doit tenir compte des caractères propres du langage mystique, c’est-à-dire commencer par traduire en propositions proprement théologiques les affirmations spéculatives dont le langage expérimental du mystique est prégnant ».

On trouve encore dans cette lettre une critique de la façon dont a été pensé Dieu comme Ungrund (par exemple par Böhme), dans la mesure où une telle conception revient pour Maritain à prétendre pouvoir trouver en Dieu quelque chose de lui qu’il ne révèle pas, une sorte d’au-delà de la révélation, que Maritain pense la raison incapable d’atteindre.

L’introduction de cette correspondance met en avant l’importance de la figure de Dostoïevski, et tout particulièrement de la Légende du grand inquisiteur, qui représente pour Berdiaev le sommet de l‘œuvre de Dostoïevski, pour ouvrir à quelque chose comme un être chrétien qui s’opposerait fondamentalement au monde moderne embourgeoisé en faisant droit à la liberté originale qu’offre le Christ, puisque Dostoïevski, selon Berdiaev, insiste sur l’idée que c’est librement que le chrétien aime le Christ, et non forcé comme le ferait un esclave terrorisé par l’étendue du pouvoir de son maître. Or cette insistance sur la Légende du grand inquisiteur ne fait pas l’unanimité, et un proche de Maritain, l’abbé Journet, critique le livre de Berdiaev sur Dostoïevski. D’après Journet, on trouve chez Dostoïevski ce qu’il caractérise comme un « postulat séparatiste » qui « veut que l’ordre spirituel et l’ordre temporel soient séparés par une cloison étanche. Ces deux ordres une fois disjoints et déclarés antinomiques, il ne reste plus qu’à choisir ». Or, pour Journet :

« il n’y a pas d’erreur plus anticatholique que celle qui partage ainsi l’univers en deux parties, l’invisible et la visible, pour sacrifier l’une d’elles sur l’autel du manichéisme ou l’autre sur l’autel du matérialisme. [En revanche] la sainte Eglise du Christ pense qu’elle est en même temps transcendante et immanente au monde de la culture ».

Selon Journet, l’antinomie n’est chez Dostoïevski pas seulement entre ce qui doit l’être (le Christ contre l’Antéchrist ; le bien contre le mal), mais partout à cause du monde moderne. Il décèle dans l’œuvre du romancier russe l’opposition entre l’ordre économique et la liberté intérieure, celle entre la loi et la conscience et celle entre la politique et la religion. C’est pourquoi, selon Journet, Dostoïevski aurait accepté comme Marx et Luther de séparer le spirituel et le temporel et de les opposer comme s’opposent le bien et le mal, le vrai et le faux.

La naissance du personnalisme

L’importance de cet échange épistolaire est surtout à chercher dans les traces qu’il a laissées dans l’esprit de ceux qui, jeunes à l’époque, se nourriront des idées exposées par ces penseurs pour se frayer un chemin, tant sur le plan temporel que sur le plan spirituel dans la crise des idéologies des années 30, et qui rejettent fermement le modèle capitaliste débridé comme le communisme dépourvu de considération à l’égard du spirituel. Maritain et Berdiaev seront reconnus peu après comme des pères du personnalisme et de l’existentialisme. Ainsi Berdiaev notera-t-il dans son Essai d’autobiographie spirituelle :

« Cette jeunesse s’intéressait à la philosophie personnaliste dont j’étais le porteur le plus intransigeant, défendant son côté social voisin du socialisme, de type plus proudhonien que marxiste. On appelait ce point de vue personnalisme communautaire ».

Des témoins de l’époque relevèrent que Berdiaev intéressa Maritain aux problèmes sociaux, sur lesquels il n’avait pas encore réfléchi, mais qui l’avaient déjà touché : la question de la justice économique et la question de l’application de la morale chrétienne aux classes ouvrières. Cela contribua à l’avènement et à la diffusion de l’humanisme chrétien.

C’est ainsi toute la genèse du mouvement personnaliste réuni autour d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit qui est éclairée par cet échange de lettres. En effet, au moment de la création d’Esprit, Mounier dialogue avec Maritain et Berdiaev. C’est dans l’article que Berdiaev donne dans le premier numéro de la revue, « Vérité et mensonge du communisme », qu’il faut chercher la ligne directrice de la revue à l’égard du communisme. De même, c’est après les réserves de Maritain sur le traitement du communisme dans Esprit que Mounier se tourne vers Berdiaev qui livrera à la revue l’article « Le christianisme russe et le monde bourgeois ». Et Mounier, qui écrivit peu directement sur la pensée de Berdiaev, salua sa mémoire en écrivant :

« les personnalistes reconnaissent en lui une de leurs sources d’inspiration, aussi bien par ses perspectives philosophiques que par son attention à dégager le sens du communisme, dans l’histoire universelle, des politiques partisanes ».

Cette correspondance importante montre, par-delà des divergences ponctuelles et religieuses certaines, une très grande proximité entre Maritain et Berdiaev, tenant à la fois à leur attachement commun à Bloy, à leur connaissance de Proudhon et de Marx, à leur culture philosophique comme à leur goût pour la mystique et leur exigence de justice sociale. Cette proximité entraina même une accusation de l’Action Française qui prétendit que Maritain était « tombé sous la coupe » de Berdiaev. Mais plus qu’un voisinage de croyances ou de convictions, c’est un trajet commun que semblent avoir menés les deux penseurs, du socialisme au catholicisme fervent pour l’un, de la proximité du communisme au retour à la foi orthodoxe pour l’autre. Et dans ce cheminement, Berdiaev et Maritain étaient des compagnons dans une lutte commune à l’encontre tant du monde bourgeois que du monde communiste au moyen d’une révolution politico-spirituelle.