Les Nouvelles ecclésiastiques du janséniste Jean-Louis Rondeau interrogent la façon dont les positions religieuses de l’Ancien Régime se chargent de significations politiques après la Révolution.

Jean-Louis Rondeau (1759-1832), oratorien, prêtre assermenté et patriote, un temps secrétaire de l’abbé Grégoire puis l’héritier de ses archives, a rédigé entre 1806 et 1827 un journal, resté à l’état manuscrit et sans diffusion. Les Nouvelles ecclésiastiques pour le XIXe siècle, dont le titre rend hommage à la feuille janséniste éponyme publiée tout au long du siècle écoulé, se veulent une sorte de revue de l’actualité politique et religieuse du Premier Empire puis de la Restauration, mais aussi une quête des signes de l’action divine dans l’Histoire. Rondeau y collecte des informations qu’il glane de ses relations, de rumeurs ou de la presse, y ajoute ses commentaires et des compléments de lectures. On y lit un témoignage précieux sur le premier XIXe siècle, mais à travers le regard singulier d’un héritier de la mouvance janséniste et du réformisme chrétien du siècle précédent.

Issu d’une thèse soutenue en 2018 par Valérie Guittiene-Murger, conservatrice à la Bibliothèque de Port-Royal, Jansénisme et libéralisme entreprend une étude historique de ces Nouvelles ecclésiastiques pour le XIXe siècle et permet ainsi de porter un regard neuf sur les survivances jansénistes au XIXe siècle, répondant ainsi aux attentes formulées déjà en 2016 par Monique Cottret : « L’histoire du jansénisme au XVIIIe siècle est récente, celle du jansénisme en révolution est tout juste en train de s’écrire ; pour [le XIXe siècle] elle se construit en pointillé »   . C’est en suivant les modalités de la convergence entre jansénisme, ou plutôt sa réinvention, et libéralisme que l’autrice peut écrire une partie de cette histoire.

Jansénisme et Révolution : l’engagement pour la Constitution civile du clergé

Mieux vaut parler de mouvance pour évoquer le jansénisme tant le terme, simplificateur et péjoratif, recoupe des sensibilités religieuses et des réalités sociales diverses. Les débats théologiques du XVIIe siècle sur la gratuité de la grâce et le libre arbitre de l’Homme avaient certes déjà pris une autre ampleur avec la répression sous Louis XIV et la destruction de l’abbaye de Port-Royal en 1709. Mais c’est avec la bulle Unigenitus fulminée par le pape Clément XI en 1713 que s’ouvre véritablement le siècle janséniste. Son acceptation divise le clergé français, tandis que ceux qu’on appelle les « appelants » entrent en résistance contre la papauté. Cette lutte venait trouver écho dans d’autres cercles, comme les parlementaires ou le bas-clergé, attachés aux libertés gallicanes et à l’indépendance de l’Église de France, voire au richérisme, une ecclésiologie démocratique qui soumettait le pape à l’autorité des conciles et les évêques à celle des curés de leur diocèse. Par ailleurs, d’autres radicules se retrouvaient chez les classes populaires parisiennes ou la bourgeoisie provinciale qui vénèreront à partir des années 1730 l’œuvre des « convulsions », miracles et visions nées sur le tombeau du diacre François Pâris.

La dimension contestataire de cette nébuleuse que ses contempteurs rassemblent sous le mot infamant de « jansénisme », a très tôt conduit à y voir une cause de la Révolution. Cela alors même que ses représentants furent divisés face aux évènements. La responsabilité du jansénisme dans la rupture révolutionnaire est encore aujourd’hui interrogée par les historiens, tels Dale Van Kley   et Catherine Maire   .

La figure de Jean-Louis Rondeau permet de suivre un des fils possibles des relations complexes entre les courants jansénistes et la Révolution. La clé est ici la Constitution civile du clergé de 1790, cette réforme qui coule l’Église de France dans les nouvelles institutions nationales, abroge le concordat conclu avec le pape en 1516, fait du clergé des fonctionnaires élus par leurs ouailles et les soumet au serment. Régalien, strict observateur du « rendez à César », Rondeau soutient la Constitution, « monument de la plus haute sagesse ». Il est lui-même curé constitutionnel de Frépillon (Seine-et-Oise) en 1791. Il se trouve alors au point de rencontre des réseaux constitutionnels, oratoriens et jansénistes, des cercles qui, sans se confondre, se retrouvaient dans une aspiration commune à la réforme de l’Église. Pour ces acteurs, la Révolution avait un caractère providentiel permettant l’application des principes gallicans et richéristes censés permettre la régénération de l’Église primitive, cet immuable fantasme chrétien.

Autour de Rondeau, on trouve ainsi Joseph-Elisabeth Lanjuinais, frère d’un rédacteur de la Constitution, et Jean Juglar, curé de Senez confondu par l’autrice dans les pages suivantes avec son neveu le docteur Juglar   . Ces relations le rapprochaient d’autres figures éminentes du clergé constitutionnel comme l’abbé Grégoire, dont les liens avec le jansénisme sont toujours discutés   ) ou Claude Le Coz. 

Membre du presbytère de Seine-et-Oise et curé de Sarcelles entre 1797 et 1802, Rondeau est par ailleurs au contact de jansénistes importants de la région parisienne, comme l’abbé Clément et Pierre-Victor Morillon, puis intégré à la très port-royaliste paroisse de Saint-Séverin. Il a ses relais avec les milieux jansénistes de province, comme Louis Silvy en contact avec les communautés du Toulousain et du Lyonnais, mais aussi à l’étranger, notamment chez les Italiens, qui furent d’importants soutiens de l’œuvre politico-religieuse de la Révolution jusqu’aux soulèvements de 1830-1848. Ces multiples contacts lui apportent non seulement toute la matière nécessaire à la rédaction de ses Nouvelles ecclésiastiques, mais illustrent aussi la convergence possible des milieux patriotes et jansénistes autour du point nodal de la Constitution civile du clergé, alors que celle-ci restait, pour autant, chez d’autres milieux jansénistes comme les Lyonnais   , un point de bascule vers la clandestinité et la réaction.

Le Concordat et la politique impériale

« Les Jansénistes n’intéressaient plus personne, ou presque, au sortir de la Révolution et sous l’Empire » écrit Valérie Guittienne-Murger. Le Concordat signé entre Bonaparte et le pape Pie VII en 1801 fut cependant un nouveau point névralgique des positionnements politico-religieux. Le clergé « réconcilié » dans une unanimité nationale surjouée cachait mal la reprise de querelles internes entre ex-assermentés ou insermentés, mais aussi entre « romains » et gallicans ou jansénistes, les premiers contraignant les seconds à replonger dans les débats théologiques autour de la grâce et à rédiger des textes apologétiques.

On voit donc déjà à l’œuvre des polarisations qui se radicaliseront sous la Restauration, et dont on peut suivre les linéaments dans les Nouvelles (débutées en 1806). Rondeau nous livre ainsi une autre histoire de la politique religieuse impériale, dont il a été en grande partie le soutien par anti-romanisme, sans voir l’instrumentalisation très politique du gallicanisme par le pouvoir napoléonien. Il s’oppose d’abord au Concordat, comme l’immense majorité des jansénistes : l’hostilité au pape rendait intolérable toute négociation avec lui. Le refus était d’autant plus définitif que le Concordat s’accompagnait de l’exigence d’une démission générale de l’épiscopat, considérée comme un inacceptable abus de pouvoir du pontife romain. Les Articles organiques, ajoutés après-coup et sans l’aval de Pie VII, trouvent en revanche sa faveur : en formalisant la soumission du religieux au pouvoir civil, et surtout en neutralisant l’autorité romaine sur l’Église de France, ils venaient faire triompher les principes gallicans auxquels Rondeau était si attaché.

La politique religieuse napoléonienne, étendue à l’empire, reçoit les commentaires enthousiastes du janséniste qui se réjouit de la suppression, partout en Europe, des tribunaux d’inquisition, des congrégations ou de la sécularisation des biens d’Église qui « ne sont pas les biens du clergé, mais de la nation ». C’est aussi la diffusion des principes d’égalité civile et religieuse profitant à l’émancipation des juifs qui trouve grâce à ses yeux. Mais on ne sait où commence le politique, et où finit le millénarisme janséniste, la conversion des juifs devant précéder l’apostasie générale des « gentils » et le retour du Christ.

Rondeau est par ailleurs le critique implacable du clergé « fanatique », anciens réfractaires et soutiens du pape, ou membres des congrégations religieuses que Napoléon avait un temps réautorisées : prêtres de Saint-Sulpice, ou sociétés de missions (lazaristes, congrégation du Saint-Esprit, etc.). Le janséniste y voit autant de conspirateurs et de fauteurs de cabale, animateurs de réseaux ultramontains et soutiens du pape après son enlèvement par l’empereur en juillet 1809. C’est à eux qu’il prête la responsabilité de la déception du concile national de 1811 qui s’était achevé dans un rappel de la primauté romaine.

Les espoirs suscités par ce concile, dont les accents gallicans avaient été habilement orchestrés par la propagande impériale, est un bon indicateur des angles morts de Rondeau : comme pour son rapport à l’émancipation des juifs, la position de Rondeau témoigne de l’écart, insignifiant et pour autant incompressible, entre le séculier et le spirituel. Pour Napoléon, le gallicanisme n’est qu’un atout à jouer dont l’objectif final est le contrôle du clergé et la sujétion du religieux aux intérêts d’Etat, tandis que les jansénistes sont « des instruments qu’on utilise, mais qu’on ne suit pas ». S’appuyant sur certaines références choisies, le pouvoir impérial avait bel et bien réveillé les armes rouillées des polémiques religieuses d’Ancien Régime. L’hostilité au clergé réactionnaire et l’anti-romanisme empêchèrent cependant Rondeau d’y voir tout le décalage avec ses propres attentes. C’est ce même écart qui, sous la Restauration, favorisera le « jeu de dupe » de l’alliance entre le jansénisme et le libéralisme.

L’opposition sous la Restauration : un moment de cristallisation

La Restauration est, comme on pouvait s’y attendre, un moment de réaction religieuse où les vieilles rancœurs au sein du clergé français trouvaient à se vider. La période, parfois réduite à une parenthèse ou à un retour en arrière, dévoile ici toute son importance : elle est un moment de fossilisation des catégories politiques et de réécriture séculière de l’histoire religieuse. Rondeau entre dans l’opposition active et défend ses choix, alors que ses Nouvelles ecclésiastiques s’enrichissent d’une liberté de la presse retrouvée.

L’ancien clergé constitutionnel disparaît peu à peu, soit de vieillesse, soit par l’épuration qui sévit au sein du clergé et frappe les anciens assermentés comme les jansénistes. Rondeau en égraine les noms. En 1820, l’affaire de la destitution du curé de Saint-Séverin, Paul Baillet, qui a refusé de signer la bulle Unigenitus, le formulaire d’Alexandre VII et les brefs de Pie VI contre la Constitution civile du clergé, trouve un écho particulier dans les Nouvelles par la proximité de Rondeau avec le clergé de cette paroisse janséniste. C’est l’occasion de voir un premier moment de convergence avec les libéraux : les journaux d’opposition, notamment la Chronique religieuse de Grégoire et Le Constitutionnel, principal organe libéral, s’emparent du sujet et en font une affaire politique.

On suit également chez Rondeau les débats politico-religieux vivaces, et un peu oubliés, de la Restauration sur la sécularisation, autant de thèmes où les prises de position du janséniste le rapprochent des libéraux : autour du mariage par exemple, et de la séparation entre sacrement religieux et contrat civil. C’est aussi le conflit qui nait autour de l’enseignement mutuel, cible des critiques ultras, et dont s’emparent les libéraux qui le défendent contre l’ « offensive jésuite ». Ce point est particulièrement stimulant pour ceux qui s’intéressent aux guerres scolaires du XIXe siècle : on y voit en effet les prémices des querelles de monopole sur l’enseignement qui éclateront véritablement dans les années 1840.

Une réécriture politique de la querelle entre jésuites et jansénistes

La Restauration est donc bien un moment de cristallisation : avec des figures comme Rondeau, le jansénisme est définitivement associé à la Révolution et à la Constitution. S’enclenche alors la machine à amalgamer qui fait, d’une part, des jansénistes des schismatiques, des assermentés et des opposants jacobins quand, d’autre part, Rondeau range ultracisme et ultramontanisme dans un même mouvement contre-révolutionnaire et clérical européen, animé par l’ennemi principal qui est, et demeure, le jésuite.

Car c’est bien là que se trouve la clé de voûte de la convergence entre libéraux et jansénistes. Les membres de la Compagnie de Jésus, de longue date désignés comme les tenants d’une morale relâchée et des conspirateurs sans frontière à la solde du pape, qui s’étaient trouvé opposés au XVIIe siècle avec les jansénistes dans les débats théologiques, se sont refaits une place dans les discours politiques à la faveur de leur refondation en 1814. Le « péril jésuite », résume désormais la contre-révolution et l’ultramontanisme. Et qui mieux que les jansénistes pour incarner les victimes historiques de cette menace ? « La culture janséniste porteuse de la tradition gallicane et son arsenal polémique sont alors réactivés et sont utilisés par les libéraux » dans leur lutte contre le « pouvoir clérical » associé au « despotisme ».

Dans la campagne antijésuite qui est lancée en 1826, l’opposition soigne les figures commodes du « prêtre patriote » et du « bon curé janséniste », bien formés et sans ambition, persécutés par un clergé avili. Là est bien le « jeu de dupe » : « tout en utilisant Port-Royal comme symbole de modernité pour sa culture du refus et de la résistance et pour sa rigueur morale, [ils] rejettent toute dimension spirituelle ». La réécriture de l’histoire du jansénisme par les libéraux est bien à la fois une récupération d’une voie médiane « rendue inopérante par l’effet de la polarisation idéologique suscitée par la Révolution » et une sécularisation de positions théologiques et ecclésiologiques qui étaient celles de réformateurs chrétiens du XVIIIe siècle. Cette réécriture est à l’origine d’une mythification de Port-Royal, culminant dans l’œuvre de Sainte-Beuve et reprise enfin par les républicains.

Une référence essentielle et pédagogique

Le livre de Valérie Guittienne-Murger n’est pas une édition critique du journal de Jean-Louis Rondeau, mais une analyse au long cours de ses prises de positions, de ses défenses et de ses regards sur la France et l’Europe de son temps. Néanmoins, un très riche appareil critique accompagne la lecture et sert deux objectifs : vulgariser un sujet hautement complexe et servir de référence commode à tous ceux qui sont plus ou moins aventurés dans la jungle réticulaire des survivances jansénistes aux confins des deux siècles. Les notices biographiques sont très complètes, servies par un index bienvenu et complétées par une imposante bibliographie.  

Parvenu aux dernières pages, on regrette que Jean-Louis Rondeau échappe finalement tant à la lecture : à force de recontextualisation et de mise en perspective, on ne l’entend plus comme à distance des évènements. Quelle fut son influence ? L’a-t-on lu ? L’être de chair, apparu heureusement au détour des note des carnets du docteur Juglar au seuil de l’ouvrage, s’efface derrière ses opinions distillées. C’est bien l’aléa du matériau de l’historienne et d’un personnage dont les positions au long de sa vie lui imposaient la discrétion.