A quelques semaines d’intervalle, deux ouvrages de grande qualité posent à nouveaux frais la question de la place des juifs dans la cité ou, plus précisément, dans la République française.

Si les problématiques de ces ouvrages sont distinctes, il s’agit dans les deux cas, implicitement pour l’un (Vincent Peillon), explicitement pour l’autre (Martine Cohen), de saisir la nature et les transformations du rapport des Juifs à la France, entre l’adhésion enchantée et l’affirmation identitaire. Certes, les matériaux ne sont pas les mêmes : l’analyse du rôle des institutions juives pour la sociologue, celle de la pensée d’un auteur méconnu pour le philosophe. Mais sans doute ne déterminent-ils pas les conclusions, lesquelles auraient pu être proches. Or, du moins à la lettre, il n’en est rien, et c’est cette différence qu’il nous faut d’abord chercher à comprendre.

Nombreux sont les juifs de France qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, auraient pu revendiquer le sentiment alors exprimé par Durkheim : « Il y a du plaisir à dire “nous”, c’est-à-dire à se fondre dans autre chose que soi ; dans toute vie commune, il y a quelque chose d’ardent qui échauffe le cœur »   Ce désir de « se fondre dans autre chose que soi » est une traduction correcte du mécanisme par lequel les juifs assumeraient   une identité essentiellement française, autrement dit feraient de l’assimilation la meilleure façon d’appartenir à la République. C’est ce mécanisme qu’il est convenu d’appeler franco-judaïsme. Celui-ci impliquerait de renoncer aux particularismes collectifs pour affirmer inconditionnellement son attachement à la République, soit, en réalité, aux valeurs d’une Révolution qui avait octroyé la citoyenneté aux juifs, qui les avait, selon le mot de l’Abbé Grégoire, régénérés.

Cette question de la régénération est cruciale : comme le souligne Vincent Peillon, elle implique l’idée d’une nature corrompue qu’il faut dès lors rééduquer, au prix de l’abandon des spécificités des temps d’oppression   . C’est ce que prônait l’Abbé Grégoire dont l’objectif ultime était la conversion. Ainsi entendue, la régénération est « un mode d’aliénation du Juif »   . Aliénation consentie, comme le présuppose le franco-judaïsme idéal-typique, celui que Martine Cohen désigne comme « israélitisme » ? Rien n’est moins sûr.

Franco-judaïsme ou judéo-républicanisme ?

En se penchant sur les textes des dirigeants juifs de l’époque, rabbins ou notables, on prend conscience d’une certaine tension entre le désir proclamé d’assimilation et la force conservée du sentiment identitaire. D’un côté, on dit, avec une réelle sincérité, la dette inextinguible des Juifs envers la France, comme en témoigne le sermon du grand rabbin Zadoc Kahn, le 19 septembre 1876 :

« La patrie a d’immenses droits sur nous, et jamais nous ne pourrons nous croire quittes envers elle. […] Il faut savoir lui sacrifier notre repos, nos biens, notre vie même, quand l’intérêt l’exige »   .

D’un autre côté, si l’on suit l’analyse de Phyllis Cohen Albert, ces discours apparemment assimilationnistes « s’inscrivent en réalité dans une tentative de réconciliation des identités et des valeurs qui leur sont spécifiques avec celles de la société tout entière »   . Aussi serait-il mieux fondé d’évoquer une acculturation additive plutôt que substitutive. Le profond désir de fusion sociale n’aurait donc pas fait disparaître la conscience d’une singularité, ce que Phyllis Cohen Albert nomme « ethnicité ».

Ce débat est décisif pour notre sujet. Si, en effet, le franco-judaïsme laisse subsister un fort sentiment identitaire, la thèse, défendue par Martine Cohen, non de sa disparition mais de sa transformation, peut être entendue. Dans l’hypothèse contraire selon laquelle l’assimilation en est l’élément définitionnel central, il est alors périlleux d’imaginer qu’elle ait, après Vichy et le génocide, après la création de l’Etat d’Israël, une quelconque pertinence. Pour les Juifs d’après l’émancipation, l’appartenance à la nation était explicitement fondée sur l’adhésion aux valeurs de l’esprit et de la loi. Mais l’esprit et la loi n’ont pas su les protéger de l’horreur : sans renoncer à la fidélité à la loi républicaine, la mémoire de la persécution est désormais constitutive de leur condition. Bref, le choix opéré par Martine Cohen en faveur de la transformation ne semble justifié qu’à la condition expresse de s’émanciper de la définition canonique de son objet comme exaltation de l’appartenance à la France et oubli corrélatif de l’identité juive.

Et, c’est bien, en définitive, ce que fait Martine Cohen. En spécialiste incontestée de l’observation de la vie juive, elle sait parfaitement que la perspective assimilationniste est rejetée. Elle fournit d’ailleurs au lecteur, dans trois chapitres d’une grande clarté (VII, VIII et IX), l’ensemble des raisons qui ne peuvent que conduire à la thèse de la fin du franco-judaïsme : la croissance de l’influence du monde ultra-orthodoxe sur le Consistoire (au point, écrit-elle, de lui faire perdre son âme), l’essor des écoles juives (qui donne un fort crédit à l’hypothèse d’un inexorable repli communautaire, voire communautariste), la difficulté des institutions juives à adopter une distance critique par rapport à la politique israélienne, et, dans un autre registre, le sentiment d’abandon des juifs devant la montée de l’antisémitisme, surtout si l’on songe à ce qu’avait été la réaction de l’opinion publique en 1982 lors de la profanation du cimetière de Carpentras.

En réalité, ce que montre Martine Cohen, c’est bien une recomposition des manières d’être juif en France. Mais cette recomposition, certes éloignée de tout repli identitaire, l’est tout autant d’une renaissance du franco-judaïsme. Elle s’accomplit dans une célébration du pluralisme, grâce à des mouvements d’essence libérale, soucieux avant tout de dialogue interreligieux. Dans cette transformation, les femmes jouent un rôle important et contribuent à modifier en profondeur l’image d’un judaïsme otage de l’orthodoxie. Ce que Martine Cohen désigne comme « judaïsme hors les murs », tel qu’il s’incarne notamment dans Akadem, le campus numérique juif, exprime ainsi une diversification qui inscrit la modernité juive dans le cadre de la laïcité. Dans les ultimes pages, l’autrice plaide, à la suite de Dominique Schnapper pour une « citoyenneté de raison » dont la définition est fondée à la fois sur l’attachement à la République et sur « la prise en compte des désillusions juives vis-à-vis d’une France qui a trahi à plusieurs reprises ses idéaux »   . Mais la fin de l’enchantement n’est-elle pas précisément l’indice d’une impossible transformation d’une conception d’un autre temps ?

Faut-il préciser que ces réserves n’enlèvent rien à la qualité de la description de la condition juive en France ? Il fallait, en effet, pour parvenir à une telle synthèse, un très grand nombre de qualités. D’abord la compétence d’une sociologue spécialiste des religions, mais aussi celle d’une remarquable historienne des idées, compétences magnifiées par la générosité du regard. Il sera désormais difficile, pour qui voudrait renouveler le champ des études juives, d’ignorer ce travail aussi riche que novateur. 

L’analyse de Vincent Peillon, quant à elle, est en adéquation avec la persistance de l’ethnicité. Non comme une dimension exclusive de tout autre : les juifs, ainsi que l’a souligné Pierre Birnbaum, sont des « acteurs en tension entre émancipation, universalisation et maintien d’une identité »   . Aussi, malgré leur apparente proximité, les concepts de « franco-judaïsme » et de « judéo-républicanisme » sont-ils profondément différents. C’est un point sur lequel l’auteur insiste dans sa longue et passionnante conclusion, presque un ouvrage à elle seule   . Comme Phyllis Cohen Albert, plusieurs fois mentionnée (et, entre autres, l’article important cité supra), il ne croit pas que les noces du judaïsme et de la France auraient conduit les juifs, comme le pense Michael Marrus   , à renoncer à leur identité ou à une sorte d’aveuglement volontaire face à l’antisémitisme dont ils sont l’objet. Comment admettre, alors que le vocabulaire de la race, omniprésent et repris par les juifs eux-mêmes, instaure une différence radicale, que l’assimilation ait pu être leur seul horizon ? Si dans le concept de « franco-judaïsme », la référence à la France est première, jusqu’à l’oubli de la judéité, dans le concept de « judéo-républicanisme » (ou, plus explicitement encore, de « judaïsme républicain » que propose, en 1989, Aron Rodrigue, auteur également souvent cité dans le livre de Vincent Peillon), on privilégie la dimension juive et on indique qu’elle entretient des affinités électives avec la pensée républicaine.

C’est exactement la thèse que défend l’auteur, thèse que la philosophie de Joseph Salvador exemplifie : « Cette Révolution, qui émancipe les Juifs, est une Révolution qui elle-même reprend les idées juives »   . Dès lors, si l’idée de la France comme république est une idée juive, la consistance du franco-judaïsme est incertaine, sauf à voir en lui un judéo-républicanisme, voire un prophétisme républicain au sein duquel « la composante juive est un facteur essentiel, central et recteur de l’idée républicaine et même du régime républicain »   . L’importance du judéo-républicanisme tiendrait donc dans la volonté de transformer dans le sens des valeurs du judaïsme, entendu comme doctrine politique, la France républicaine.

Le judaïsme comme religion de l’avenir

La thèse peut surprendre. Pour l’étayer, l’auteur se fonde donc sur la philosophie de Joseph Salvador (1796-1873), instrument privilégié de son érudite démonstration dans un chapitre central très fouillé (p. 81-257). On ne peut que regretter que l’œuvre de Salvador soit restée en marge de son temps et sans réelle postérité (même si elle a exercé une influence sur d’autres grands auteurs, comme Léon Halévy, Moses Hess, James Darmesteter, cités et étudiés dans un chapitre consacré aux héritages de Salvador) si le jugement de Vincent Peillon est justifié :

« On ne peut comprendre le judaïsme français dans sa spécificité si l’on ne s’introduit pas à la lecture de Salvador, à son étude de la naissance du christianisme et des rapports de celui-ci avec le judaïsme dont il provient ».

Plus loin, l’auteur ajoute :

« La philosophie de Joseph Salvador, et la figure qu’il a donnée au judaïsme, ont compté pour l’élaboration de la philosophie républicaine elle-même et, au-delà, pour la compréhension de ce que l’on nomme le républicanisme »   .

Dès lors, l’ouvrage sera consacré, pour l’essentiel, à la justification de ce point de vue. Nous ne pouvons bien entendu donner, d’une pensée aussi riche, un aperçu suffisamment fidèle dans le cadre de cette recension.

Le judaïsme, selon Louis-Germain Lévy (1870-1946), le créateur de la première synagogue libérale de France, est la religion de l’avenir. A ses yeux, c’est celle qui correspond le mieux aux exigences de la conscience moderne, notamment à celle de rationalité et, corrélativement, de refus de la superstition. De surcroît, elle n’exige pas de croire mais de faire : « Religion de philosophes, le judaïsme est une religion morale et une religion libérale »   . Il n’est donc pas totalement surprenant   que Jean Izoulet (1854-1929), alors professeur au Collège de France (élu pour faire contrepoids à l’influence durkheimienne), à la recherche des « assises religieuses » de la Cité moderne, décrive Israël (soit le judaïsme) comme pouvant seul sauver la paix du monde. Or, cette démarche, qui ne cherche ni à réformer, ni à édulcorer le judaïsme, mais bien à affirmer sa supériorité spirituelle, est celle que Salvador a mise en œuvre.

Fils d’un père juif et d’une mère catholique, Salvador, en tant qu’historien des religions, fait de cette double filiation un avantage, avantage sans doute accru par une enfance passée dans un environnement protestant cévenol, qu’il décrira comme étant d’une grande tolérance. A l’écart des institutions, qu’il s’agisse de l’Université ou des instances communautaires juives, proche des saint-simoniens, il se consacre essentiellement à redonner « l’honneur aux Juifs » (ce sont, dans une lettre à Montalembert de 1846, ses propres termes). Cet objectif n’est pas toujours compris : aussi Adolphe Franck, professeur au Collège de France, reprochera-t-il à Salvador de s’écarter du dogme juif et de se rapprocher du panthéisme de Spinoza (accusation néanmoins assez répandue à l’époque, comme le rappelle Vincent Peillon).

Pourtant, c’est très courageusement que Salvador, dans Jésus-Christ et sa doctrine (1838), examine la question du déicide pour rejeter la thèse de la culpabilité des Juifs. Bien plus, il retourne l’accusation contre les chrétiens, coupables à ses yeux d’avoir fait du peuple « coupable » un peuple « crucifié ». Le livre ne passera pas inaperçu : violemment attaqué par des polémistes catholiques, il sera mis à l’Index, peu de temps après sa parution. Pourtant, Renan le discutera, non sans une certaine admiration pour son auteur. Les échanges entre les deux hommes, importants à plus d’un titre, retiennent largement l’attention de Vincent Peillon   .

Si, du vivant de Salvador, le soutien des institutions juives est assez faible (par crainte, au moins en partie, de réveiller les préjugés), il reçoit, après sa mort (1873), l’hommage appuyé de la presse et de la communauté juives pour avoir contribué à la connaissance de la grandeur de la loi mosaïque   . On pourrait, compte tenu des thématiques abordées, voir en Salvador un simple apologiste du judaïsme. Cette lecture serait encore renforcée par son dernier livre, Paris, Rome et Jérusalem (1860), tout entier consacré à démonter la supériorité de Jérusalem. Mais, pour Vincent Peillon, il n’en est rien.

 Et c’est là que réside une partie de l’originalité de son travail. Non qu’il soit le premier à souligner la contribution de Salvador à la tentative de conciliation du judaïsme et des valeurs républicaines   , mais il lui donne une portée inédite, qu’il synthétise, après une analyse scrupuleuse et savante des ouvrages de Salvador, dans un développement intitulé « République, démocratie, socialisme   , dont on suppose qu’il nous informe autant des engagements de Salvador que de ceux de Vincent Peillon. Il suffit de lire l’extrait de Paris, Rome et Jérusalem   que cite l’auteur :

« Le socialisme emporte hautement l’idée d’un nouveau dogme, d’une nouvelle forme ou économie à introduire dans la famille du genre humain : il emporte l’idée d’une nouvelle religion ; il fait suite avec plus d’étendue et d’intensité aux essais de nouveau culte tentés dès les premiers jours de la Révolution française. Ce n’est encore qu’un nom ; mais un nom qui renferme le projet conçu et exprimé de se substituer au nom de toutes les formes actuelles de la religion, ou de leur faire subir les transformations les plus profondes »   .

Le grand dessein ici esquissé, c’est l’entente avec les autres peuples, une « sagesse universelle des nations ».

Ce socialisme, « dépassant le peuple vers les peuples », comme l’écrit Vincent Peillon, implique de modifier les termes de la devise républicaine. La fraternité, considérée comme un sentiment, n’y figure plus (ce qui ne va pas de soi), et, en raison de ce qu’il décrit comme une tension entre égalité et liberté, il propose, pour la dissoudre, que « dans l’ordre social, l’égalité et la liberté se relient aussi dans un principe supérieur, l’unité ». Nous ignorons si Ronald Dworkin avait lu Salvador (c’est extrêmement improbable), mais le projet du philosophe américain fut aussi de parvenir à « une théorie plausible de l’ensemble des valeurs politiques essentielles – c’est-à-dire la démocratie, la liberté, la société civile, mais aussi l’égalité – qui montrerait que chacune d’entre elles est issue de toutes les autres et se reflète en elles ; cette analyse viserait à concevoir par exemple que l’égalité est non seulement compatible avec la liberté mais aussi qu’elle constitue une valeur que ne peut manquer de chérir tout homme qui chérit la liberté »   .

La référence au libéralisme égalitaire de Dworkin vient renforcer la thèse d’un Salvador précurseur du socialisme libéral, reliant ainsi à sa pensée les libéralsocialistes (en un seul mot) italiens, comme Carlo Rosselli ou, plus près de nous, Norberto Bobbio.

En définitive, la voie suivie par le franco-judaïsme, dans son sens étroit, n’est plus praticable. En effet, l’assimilation ne saurait être consentie, d’autant que, on le sait désormais, elle ne permet nullement le recul de l’antisémitisme. Peut-être même, si l’on songe que, pour le raciste, le plus grand péril est le péril indiscernable, a-t-elle revigoré la haine des Juifs. Adorno et Horkheimer, comme Levinas, mais avant lui   , l’avaient bien compris. Fort de ces enseignements, la tâche d’un franco-judaïsme débarrassé de ses chimères peut-elle être de bâtir la Jérusalem nouvelle, autrement dit de réaliser, sous le nom de socialisme, la vocation universelle d’Israël ?