Deux livres pour découvrir ce que pouvait être la vie personnelle et publique d’un « grand écrivain » du premier vingtième siècle.

André Gide et les femmes : on se dit qu’un tel sujet est une gageure – et puis non. À la réflexion, on risque plus, en le traitant, de tomber dans les évidences que de donner dans le paradoxe. Les femmes sont partout dans la vie comme dans l’œuvre de Gide.

Orphelin de père à 11 ans, Gide eut, en compensation, plusieurs mères. Il y a Juliette Gide, bien sûr. Mais il y a aussi l’Anglaise Anna Shackleton, « gouvernante puis amie inséparable de Juliette », qui « fut pour André la mère idéale, c’est-à-dire sans autre autorité que celle de ses connaissances et de ses goûts » ; et, dans un registre opposé – celui de la mère corruptrice –, Mathilde Rondeaux, devenue, au prix de certaines déformations relevant de la licence poétique ou romanesque, la tante Lucile qui tente de pervertir le jeune Jérôme de La Porte étroite.

On aurait pu aussi, sans doute, désigner comme une mère de substitution Madeleine, la cousine de Gide, qu’il épouse peu après la mort de Juliette Gide, sans jamais consommer ce mariage. Mais Pierre Masson et Jean-Pierre Prévost ont préféré la classer parmi les « sœurs », c’est-à-dire (si l’on se place sur un plan purement généalogique, et non symbolique) parmi les cousines. Elle figure ainsi aux côtés Jeanne Rondeaux – qui faillit connaître la même mésaventure conjugale que sa sœur Madeleine, puisque, avant d’épouser l’infidèle Marcel Drouin, elle songea à s’unir à l’orientaliste germano-balte Fédor Rosenberg, qui partageait les mœurs de Gide – et de la fragile et indocile Valentine, que Gide aimait tant, et qu’il aida à « préparer la légalisation de sa situation » quand elle tomba « enceinte d’un homme qu’elle [avait] rencontré au sanatorium de Pau, où elle se soignait ».

Les illégitimes de Gide

Gide ne fut donc jamais l’époux charnel de Madeleine. Mais il voulait un enfant. Or, Élisabeth, la fille du peintre Théo Van Rysselberghe et de sa femme Maria – dite la Petite Dame, dont les cahiers sont un filon inépuisable pour qui veut connaître les minutes de la vie de Gide – veut être mère, mais sans mari. D’où la petite Catherine, qui naîtra en 1923 de cette union de circonstances doublée, d’après Pierre Masson et Jean-Pierre Prévost (qui s’appuient sur le témoignage de la Petite Dame), d’une « attirance réciproque […] à la fois sensuelle et platonique ».

Et puis il y a celles qui poursuivent Gide de leurs assiduités – et elles ne sont pas rares. Dorothy Bussy, l’une de ses traductrices anglaises, lui envoie des lettres presque délirantes d’amour – et vit « comme un drame, en 1922, la nouvelle de la grossesse d’Élisabeth Van Rysselberghe ». La pianiste Youra Guller, qui est l’épouse de l’éditeur Jacques Schiffrin quand Gide la rencontre, manœuvre habilement pour se trouver au bon endroit au bon moment, si possible en tête à tête avec un Gide qui en est réduit à multiplier « esquives » et « dérobades ». Anne Heurgon, la fille de Paul Desjardins (le « patron » des Décades de Pontigny), a pour Gide un « dévouement » qui devient peu à peu « attachement » puis « insistante affection ». Yvonne Davet, enfin, tombe amoureuse de Gide (qui est son aîné de 37 ans) quand elle le rencontre en 1932 : « c’est le coup de foudre », tout simplement. S’ensuivent toutes sortes de tentatives pour se rendre indispensable à un Gide qui, quoique « terrifié » par les sentiments dévorants de son admiratrice, finit par l’engager comme secrétaire en 1946 – un rôle dont elle se montrera globalement digne, même si sa « passion » la poussera plusieurs fois à « se comporter de façon […] perverse ».

Ce petit livre illustré d’émouvantes photographies constitue donc un beau recueil de « vies minuscules », où l’on découvre des femmes dont on ne saurait, la plupart du temps, presque plus rien, si leur route n’avait pas croisé celle du « contemporain capital ».

Un éditeur méconnu de Gide : Richard Heyd

Or c’est là l’une des principales vertus des récentes publications gidiennes, et en particulier des travaux philologiques qui nous font découvrir ses lettres. On y découvre, outre des aspects souvent insoupçonnés du grand homme, des figures qui furent influentes dans la vie littéraire et culturelle du temps, mais qui ne furent peut-être pas suffisamment saillantes pour que, avec l’éloignement, on les distingue encore nettement.

C’est le cas, en particulier, de Richard Heyd, dont la correspondance avec Gide vient de paraître, éditée par Pierre Masson et Peter Schnyder, dans l’élégante série des « Inédits de la collection des Treilles », chez Gallimard. Né en 1910, devenu, vers ses 20 ans, un admirateur fétichiste de Gide – à qui il envoie ses premières lettres pour lui demander des dédicaces et des tirages hors-commerce de ses œuvres –, il sera surtout, dans les années 1940, l’éditeur suisse de l’écrivain aux éditions Ides et Calendes. La maison neuchâteloise publiera dix livres de Gide, dont Jeunesse (1945, illustré par Matisse), Le Retour (1946, livret inachevé d’un projet d’opéra-comique conçu de concert avec le compositeur Raymond Bonheur), Thésée (1947), le Théâtre complet (en 8 volumes, 1947-1949 – or on sait que, peu reconnu en tant que dramaturge, Gide avait pourtant « un faible pour ses [propres] pièces », pour reprendre les mots de Heyd lui-même) ou encore Et nunc manet in te (1951). Cette concurrence suisse, comme il se doit, ne plaira guère à Gaston Gallimard – de là toutes sortes d’imbroglios, aggravés par certaines maladresses de Gide…

Malgré les quarante ans qui les séparent, et même si Gide a déjà 60 ans passés quand Heyd lui envoie ses premières lettres, cette correspondance est pleine d’affection, Heyd n’hésitant pas, à partir de mai 1948, à adresser ses lettres à son « cher Bypeed » (surnom « inventé par Copeau » sous la forme de « Bipède », puis « anglicisé » par l’entourage de Gide). Gide, de son côté, se montre plein de sollicitude pour son « cher ami Richard » (« Consterné par les nouvelles, si peu rassurantes, de votre santé », 9 février 1949) et n’hésite pas à se plaindre (sans lamentations excessives toutefois) de son propre état :

« Du moins je voudrais ne vous écrire que des choses agréables et réconfortantes sur tous les autres plans, puisque sur celui de la santé les nouvelles sont si peu satisfaisantes. […] J’ai du mal à former mes lettres : forte crise cardiaque ses jours derniers » (20 février 1949).

Ce qui inspire à Heyd ce commentaire étonnant, eu égard au fait qu’il est encore trentenaire, alors que son correspondant sera bientôt octogénaire :

« Votre état de santé et le mien continuent à se faire écho. Est-ce par sympathie que parallèlement à vous je viens de passer par une crise aiguë de huit jours ? » (28 février 1949)

Bref, il faut lire ces deux livres si l’on veut se représenter avec précision ce que pouvait être la vie personnelle et publique d’un « grand écrivain » du premier vingtième siècle.