Comment les travailleurs concernés s'accommodent-ils de la précarité ? Comment leur travail leur apparaît-il soutenable ou non ?

La précarité de l’emploi s’est accrue au cours des dernières décennies. Pour beaucoup de travailleurs, elle est encore heureusement temporaire. Une part non négligeable d’entre eux expérimente toutefois une précarité durable. Certains secteurs s’y prêtent plus que d’autres pour des raisons qui tiennent pour partie à leur activité mais aussi aux modes de gestion de l’emploi qu’ils ont développés. Une bonne part de ces travailleurs finit par quitter ces secteurs pour exercer d’autres métiers, parfois tout aussi précaires, mais un certain nombre s’y maintient sur une assez longue période, multipliant les contrats courts, suivis de périodes de chômage. Les employeurs y trouvent un intérêt puisqu’ils disposent ainsi de personnes ayant l’expérience des métiers en question, mais encore faut-il que ces travailleurs s’en accommodent d’une manière ou d’une autre…

C'est précisément le sujet du livre que vient de publier aux Presses universitaires de France le sociologue Nicolas Roux, La précarité durable. Vivre en emploi discontinu, qui répond ici à quelques questions.
 

Nonfiction : Comment les travailleurs s'accommodent-ils de la précarité ? Vous montrez que la situation est très différente dans les deux secteurs sur lesquels vous avez enquêté. Pourriez-vous en dire un mot ?

Nicolas Roux : Pour répondre à votre question, il faut d’abord comprendre ce qui amène ces individus à être en emploi précaire. De façon structurelle, les possibilités d’accès à l’emploi et surtout à l’emploi stable diminuent. En 1975, les trois quarts des emplois salariés étaient des CDI à temps plein. Cette proportion est de 60 % aujourd’hui. Et les chances d’avoir un CDI à moyen terme se réduisent. En 1982, la moitié des salariés en CDD accédaient au CDI trois ans après. Ce taux est maintenant d’un sur cinq. Au total, en 2016 (soit avant la crise liée au Coronavirus), 3,7 millions de personnes ont eu un emploi discontinu au cours de l’année (CDD, CDD saisonnier, intérim, contrats d’insertion ou d’apprentissage, etc.).

Une fois ce constat global effectué, les logiques sont très différentes si vous êtes d’origine populaire et peu ou pas diplômé, ou que vous êtes issus des classes moyennes et supérieures et (très) diplômé. C’est ce qu’on mesure bien à travers la comparaison que j’ai effectuée entre les saisonniers agricoles et les artistes intermittents du spectacle – qui exercent dans les secteurs d’activité où la proportion d’emplois courts est la plus importante (respectivement 27 % et 34 % selon une étude de la DARES de 2014). Les saisonniers se dirigent vers l’emploi agricole faute de mieux, avant d’être maintenus dans l’« engrenage » (comme certaines personnes enquêtées le disent) et de ne plus voir d’autre possibilité. Autrement dit, on s’accommode par nécessité. Au contraire, les artistes le deviennent généralement suite à un projet de formation ou professionnel motivé par une « passion » ou une « vocation ». Ici, à l’inverse, on ne sort du métier que quand on a l’impression que toutes les cartes ont été jouées, quand la lassitude de ne pas arriver à percer se fait trop grande, qu’on n’est pas reconnus professionnellement, quand la précarité devient trop forte ou lorsque l’engagement dans le travail devient insoutenable (à la suite de blessures par exemple).

Mais dans les deux cas, il y a un « travail en soi » pour pouvoir durer dans l’emploi discontinu. Il y a des stratégies communes aux deux populations, même si elles ne renvoient pas aux mêmes réalités sociales et professionnelles : créer et entretenir son réseau de relations, notamment avec les employeurs ; diversifier son activité, pour pouvoir enchaîner plusieurs emplois dans l’année ; se former quand c’est possible ; soigner et entretenir son corps, qui peut être très exposé et rapidement usé en agriculture et dans le spectacle (par exemple chez les danseurs) ; ou encore faire les démarches pour avoir ou renouveler ses droits à l’assurance chômage ou d’autres droits sociaux. Dans les arts du spectacle, durer dans le métier renvoie aussi fortement au fait d’être passé dans des grandes écoles artistiques.

La liste pourrait être allongée. Mais on voit que cela fait beaucoup de choses à associer. Si le livre montre que l’emploi discontinu peut être « soutenable » (supporté, enduré, mais aussi accepté), c’est à certaines conditions sociales, qui ne valent pas pour tous et ne sont pas données une fois pour toutes. Et cela ne veut pas dire que les personnes n’auraient pas préféré être en emploi stable, comme l’expriment des saisonniers agricoles. Ils s’adaptent tout simplement à la précarité durable, en essayant autant que faire se peut d’aménager leur situation, d’y trouver malgré tout des sources de plaisir et de satisfaction.

Parmi les moyens de s’accommoder à la précarité, les liens familiaux, amicaux et de proximité et les rencontres jouent un rôle essentiel, montrez-vous. Sans eux, la précarité serait certainement beaucoup moins soutenable. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ?

Parmi les ressources nécessaires, il faut bien souvent pouvoir compter sur le soutien financier ou matériel de la famille, du conjoint ou des amis en cas de coup dur : prêt de voiture, prêt d’argent, legs (d’appartement par exemple)… La situation familiale est importante. Par exemple, certaines salariées peuvent durer dans les saisons agricoles aussi parce que leur mari a un CDI, ce qui leur a permis d’être propriétaire de leur logement. Chez les artistes, l’homogamie sociale ou professionnelle (le fait de se mettre en couple avec un conjoint semblable), qui est une tendance que l’on retrouve dans toutes les classes sociales, est importante pour s’ajuster à des modes de vie atypiques et à contre-courant des rythmes standards.

Tout cela met en jeu des inégalités sociales, en particulier celles liées au patrimoine et au matrimoine familial. Cette précarité durable interroge ainsi la capacité de la protection sociale à couvrir les risques liés à la discontinuité de l’emploi, des revenus et des droits. On voit que les précaires et leurs familles doivent fréquemment trouver d’autres ressources économiques.

Vous avez pu réinterroger les mêmes personnes à quelques années d’intervalle. Leurs discours et leur situation ont parfois évolué. Leurs conditions matérielles ou symboliques ont, dans certains cas, basculé de telle façon que leur situation leur paraisse désormais insoutenable. La fragilité de certaines trajectoires tient notamment aux ressources dont ces travailleurs ont pu bénéficier… Qu’est-ce que cela dit finalement selon vous de la façon dont il conviendrait de considérer la soutenabilité d’un emploi ?

L’enquête comparative, qualitative et de longue durée a permis d’aller au-delà d’un postulat de base qui voudrait qu’un travail est plus ou moins soutenable en soi, indépendamment des catégories de travailleurs concernés ou de la durée d’exercice d’un travail donné.

Or, tout d’abord, la soutenabilité des uns n’est pas celle des autres. Un même travail peut paraître soutenable à des ouvriers mais pas à des travailleurs intellectuels (variations entre classes ou groupes sociaux). Et un même travail sera soutenable pour certains membres d’un groupe et pas pour d’autres, qui auront des attentes distinctes (variations inter-individuelles, liées à des différences de trajectoire). Ensuite, les entretiens étant espacés de deux à trois ans, il arrive, à l’échelle d’un même individu, qu’un travail soit soutenable à un moment donné et pas à un autre (variations intra-individuelles).

L’insoutenabilité du travail est donc un processus évolutif et multiforme. Chez une ouvrière agricole par exemple, j’ai pu voir une insoutenabilité en train de se faire : elle est passée d’un état latent (un travail accepté tant bien que mal, malgré les pénibilités et souffrances endurées) à un état effectif (œdèmes, dépression reconnue par la médecine du travail). Ici, c’est une insoutenabilité de condition, due à une saturation physique et psychique. Autre exemple : durant l’enquête, une comédienne de plus de 50 ans, de moins en moins sollicitée en vieillissant, a dû tirer un trait sur ses ambitions théâtrales et changer de métier, en devant administratrice de compagnie. C’est une insoutenabilité de position.

Le livre développe donc une approche temporelle mais aussi relative de la soutenabilité : un travail soutenable jusqu’à quand, pour qui et pour quoi ? Une telle façon de raisonner permet d’éviter certaines erreurs d’interprétation.

Une première erreur serait de conclure que, finalement, « ça leur va bien », qu’ils l’ont « choisi » ou que « ce n’est pas si difficile que ça ». Or, comme tous les travailleurs, les précaires s’adaptent. Et s’adapter, ce n’est pas seulement « encaisser », faire face aux contraintes comme à un moindre mal. C’est aussi essayer de trouver à sa situation des avantages, un intérêt, même en cas de difficultés, ou même quand de toute façon on n’avait guère le « choix » (une notion piégeuse d’un point de vue sociologique).

Deuxièmement, sans cette lecture compréhensive de la soutenabilité, on ne comprendrait pas que certains supportent et acceptent un travail que d’autres, avec un regard extérieur, jugeraient insoutenable. Statistiquement, les travailleurs d’origine populaire (les ouvriers et les employés forment environ la moitié de la population active) ont beaucoup plus de probabilités que les autres de rester dans le salariat subalterne, c’est-à-dire dans les emplois d’exécution les moins protecteurs, les moins rémunérés et les moins épanouissants. Pourtant, ce sont ceux qui attachent le plus d’importance à avoir un emploi. Et ce sont ceux qui ont le plus tendance à rester en emploi même quand ils ne sont pas satisfaits de leur travail. Par crainte de l’insécurité, en l’absence d’autres alternatives (notamment en raison d’un faible niveau de diplôme sur le marché), ils sont amenés plus que les autres à accepter leur sort. C’est ce que j’ai pu observer chez les saisonniers agricoles. Certains durent dans des activités qui sont parmi les plus précaires et les plus éprouvantes physiquement.

On voit ainsi que soutenabilité ne rime pas forcément avec qualité de l’emploi ni avec « bonheur » au travail ; et qu’un travail peut donc demeurer soutenable y compris dans les situations sociales dominées.

Enfin, quelles leçons conviendrait-il d'en tirer selon vous, concernant la manière de penser la protection sociale des travailleurs précaires ?

Il y a un enjeu à reconnaître la précarité durable comme un fait social : un phénomène stable dans le temps, qui ne doit rien au hasard, ne touche pas n’importe qui et a des effets contraignants, sur les précaires mais aussi sur les stables (qui savent qu’une « armée de réserve » est prête à occuper leur poste s’ils ne sont pas satisfaits). À partir de là, un premier levier d’action est l’emploi lui-même : créer de l’emploi stable et non faciliter le recours aux contrats courts, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies. Un autre levier consiste à assurer une continuité de revenus par-delà la discontinuité de l’emploi. Or la protection sociale est historiquement fondée sur la norme du CDI à temps plein. Il n’y a qu’à voir le cas des « matermittentes » analysé dans le livre, ces mères intermittentes qui perdent tout ou partie de leurs droits au moment du congé maternité. Si un congé unique a été mis en place depuis, des problèmes similaires se posent au niveau du congé maladie ou des accidents du travail pour les précaires.

Les propositions ne manquent pas pour aménager la protection sociale. Pensons par exemple à l’idée d’étendre le système de l’intermittence du spectacle à l’ensemble des travailleurs à l’emploi discontinu, ou à celle d’un revenu « universel », « inconditionnel » ou « garanti ». Ces différentes propositions viennent notamment de chercheurs, et parfois des militants, du « précariat » (contraction des termes « précarité » et « prolétariat » pour désigner les travailleurs installés dans des formes d’emploi précaires). Certains, comme le sociologue Patrick Cingolani,
y voient des possibilités d’émancipation par rapport au salariat classique et à la société capitaliste de consommation. D’autres, comme l’économiste Guy Standing, parlent d’une « classe sociale en devenir ». Il en veut pour preuve les mouvements altermondialistes des années 2010 qui ont eu lieu dans des grandes villes, comme Occupy aux États-Unis ou Les indignés en Espagne. Or ces mobilisations ne représentent qu’une – petite ? – partie des précaires. Qu’en est-il de ceux de milieu populaire, périurbain et rural ?

C’est pourquoi j’ai l’impression qu’au travers de tous ces débats sur la protection sociale, il y a un angle mort : qu’en pensent les précaires, au-delà des mobilisés ? Comment percevraient-ils l’idée d’un revenu universel qui serait déconnecté de l’emploi ? Cela, alors que, contrairement à ce qu’on entend régulièrement dans l’espace public et médiatique, la majorité des travailleurs est attachée à l’emploi. De plus, il y a une forte stigmatisation des bénéficiaires des minimas sociaux (les « assistés »), y compris parmi les classes populaires.

Je dirais donc que la réflexion à avoir sur la protection sociale est double : comment assurer des revenus alors que le salariat est fragilisé ? Et comment penser la représentation d’un « précariat » divisé socialement et politiquement ?