...mais pour éviter leur avènement et leurs conséquences, encore faut-il que les élites consentent à adopter les réformes nécessaires.

Ce livre est la traduction de You Say You Want a Revolution ? Radical Idealism and Its Tragic Consequences, qui est paru en 2020 aux Presses de l’université de Princeton. Son auteur, Daniel Chirot, né en France de parents juifs, sous Vichy, est professeur émérite de l’université de Washington et a publié de nombreux livres et articles sur les régimes autoritaires notamment. Il nous met ici en garde contre l’idéalisme radical ou l’extrémisme en politique et ses conséquences désastreuses.

Comment rater sa révolution : mode d’emploi

Si la plupart des révolutions qu’il examine étaient justifiées par des problèmes graves, qui appelaient en effet des transformations sociales importantes, explique-t-il, il reste que celles-ci ont souvent conduit à des tragédies. Un processus qu’il modélise en distinguant quatre étapes : l’accession au pouvoir des radicaux après leur éviction des modérés, la mise en place par ceux-ci d’un arsenal répressif, le libre cours donné à l’utopisme radical et, finalement, avec l’échec des promesses qu’il contenait, le glissement progressif des révolutions vers la corruption. L’auteur consacre alors un chapitre à chacune de ces étapes, les illustrant d’exemples empruntés aux révolutions française, mexicaine, russe, allemande, chinoise, algérienne, iranienne, etc. Le propos n’est donc pas très original, même s’il est ici remarquablement structuré, et le livre très agréable à lire.

Si la première étape des grandes révolutions a généralement vu l’ascension d’acteurs modérés (même si cela supporte des exceptions), ceux-ci ont souvent échoué à prendre la mesure des problèmes et de la colère populaire, et encore plus de la férocité de leur adversaires radicaux, qui les ont alors évincés et parfois éliminés. La réaction des élites que la révolution écartait, les guerres civiles ou les invasions étrangères ont justifié pour ces extrémistes d’installer un appareil répressif, qu’ils utiliseront par la suite pour réprimer toute opposition. L’étape suivante voit leur tentative d’imposer leur idéologie par la force, avant que les révolutions ne sombrent le plus souvent dans la corruption autocratique…

Une révolution peut-elle être pacifique ?

L’auteur s’interroge dans le chapitre suivant sur l’existence de révolutions pacifiques pouvant servir ici de contre-exemples, et évoque alors rapidement l’Allemagne et le Japon de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, où des chefs socialement conservateurs, explique-t-il, avaient compris que certaines réformes progressistes étaient nécessaires. Mais rien n’est jamais définitivement acquis en la matière, puisque ces deux pays ont ensuite profité de cette réussite pour muer chacun en une puissance impériale agressive, menant le monde à la catastrophe.

De même, toutes proportions gardées, si la transformation des pays communistes d’Europe de l’Est a d’abord été pacifique (sauf en Yougoslavie), elle s’est accompagnée depuis de la résurgence d’un nationalisme ethnique et d’un populisme antidémocratique, surtout en Pologne et en Hongrie, qui peut faire craindre, là aussi, des catastrophes ou tout au moins des régressions.

Il ne reste guère ainsi que l’exemple de la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 et de ses suites pour illustrer que le processus de modernisation n’implique pas nécessairement une révolution politique, pour autant que les gouvernements et les classes dominantes soient prêts à accepter les changements qui s’avèrent nécessaires. 

L’adhésion aux principes du libéralisme politique, explique Chirot, avait un temps favorisé ce règlement pacifique des problèmes. Il en résume les idées principales soit : un respect des droits humains qui prend aussi en compte la variabilité des individus, une croyance en la capacité d’institutions raisonnablement démocratiques à trouver des solutions aux principaux problèmes de la société, une foi en la capacité de l’économie de marché – dûment circonscrite et contrôlée – à obtenir des résultats raisonnables et susceptibles d’aider la majeure partie de la population sans faire passer en force une égalité radicale, la conviction que le progrès de l’éducation et la quête du savoir sont essentiels et enfin l’idée, certainement plus difficile à entrevoir, que ces réformes doivent favoriser un sentiment de solidarité et de respect mutuel entre les membres de toutes les nations. Autant d’idées qui sont aujourd’hui mises à mal, note l’auteur, au profit d’une polarisation insurmontable, qui doit faire craindre une résurgence des révolutions et de leur cortège de drames et de catastrophes.

Quelles leçons pour notre époque ?

D’où l’importance de garder en tête les conclusions que l’on peut tirer de leur étude, que résume alors Chirot, et que l’on pourrait peut-être lire comme autant d’adresses ou de recommandations à différents acteurs politiques et sociaux : élites, classe politique, conservateurs modérés et réformateurs libéraux, intellectuels, jusqu’aux citoyens ordinaires.

La concrétisation des réformes politiques rendues nécessaires par les transformations de l’économie et de la culture se heurte à la volonté des élites de préserver leurs privilèges, c’est ce qui fait le lit des révolutions. 

Il est possible de surmonter une crise s’il existe des institutions solides et une élite politique consciente de ses limites et ouverte au changement.

La plupart du temps au début des révolutions ce sont les libéraux qui sont au premier rang, mais ceux-ci perdent ensuite le contrôle pour ne pas avoir pris la mesure des aspirations des populations et de la menace que représentent les radicaux.

Les conservateurs comme les libéraux modérés ont tendance à sous-estimer les capacités de nuisance des extrémistes, avec lesquels ils sont susceptibles de s’allier contre leurs adversaires.

Les guerres, extérieures ou civiles, contribuent à mettre en selle les radicaux et à justifier l’établissement d’un système répressif, qui sera utilisé ensuite contre la population.

Les déclarations des extrémistes doivent être prises au sérieux et considérées comme le programme que ceux-ci mettraient effectivement en œuvre s’ils arrivaient au pouvoir, et leur encouragement à la violence considérée comme le signe de ce que serait leur pratique politique.

Les idées sont d’abord façonnées par les élites culturelles et intellectuelles. Les attaques des intellectuels de droite et de gauche qui cherchent à délégitimer les démocraties capitalistes libérales, et qui sont aujourd'hui plus fortes que jamais, sont ainsi susceptibles de préparer le terrain à des révolutions.

On peut vouloir la révolution, mais il faut alors se méfier de la façon dont celle-ci pourrait tourner. Le changement progressif, le compromis sont des moyens plus efficaces de s’adapter à l’exigence de réforme. Lorsqu’une révolution a lieu il faut aux réformateurs modérés une habileté exceptionnelle, une bonne capacité d’analyse et de la détermination pour éviter qu’elle n’aboutisse à une tragédie   . Nous voilà prévenus. 

On peut toutefois se demander s’il ne manque pas ici une mesure des limites ou des seuils, qui nous dirait quand on entre en zone critique, aux différentes étapes du processus, car si des transformations sont nécessaires, il faut sans doute admettre de devoir tordre le bras à certains acteurs pour les faire advenir…