Que faire face à la torture ? L'expérience d'un thérapeute confronté à des personnes victimes de sévices atteignant leur chair et leur identité.

Face à l'indicible

"Ce qu’on m’a fait, ce qu’ils m’ont fait était incroyable, je n’avais jamais imaginé qu’un être humain puisse faire des choses pareilles… Je ne peux même pas le raconter, je ne crois pas que vous me croirez." Une expérience impossible à exprimer pour les victimes, impossible à concevoir pour leurs interlocuteurs. En ce sens, le titre du premier chapitre est éloquant : "l’histoire indicible", celle de cet adolescent Africain réfugié en France après la mort de ses parents. Il ne peut raconter son expérience au thérapeute, car il est en colère. Il ne parvient pas à accorder sa confiance à l’adulte qui se tient face à lui. Pouquoi croire en lui, alors que l’image de l’adulte n’est associé à rien de positif ? Ses parents, emmenés par les soldats, ne sont jamais revenus. Il a été témoin de meurtres et de violences. Il se retrouve orphelin, déraciné, placé en foyer dans un pays étranger. La torture ne détruit pas seulement la vie de ceux qui en sont la cible directe, mais aussi celle de leurs proches. Avec ce jeune Africain, restaurer la capacité à faire confiance à l’humanité est l’un des enjeux de la thérapie, explique Pierre Duterte. Ce témoignage est le premier extrait de treize années de pratique quotidienne, pour ce psychiatre spécialisé dans l’accompagnement des victimes de torture. Certaines histoires, présentées longuement, permettent d’entrevoir le travail complexe du psychothérapeute, ses questionnements, ses doutes, ses intuitions. Pour ses patients victimes de torture, il s’attache à créer un environnement permettant de retrouver le sentiment d’appartenance à l’humanité, de redevenir "le sujet de son histoire". Là est l’enjeu thérapeutique, bien plus qu’une "hypothétique réparation du traumatisme". À défaut de guérison, impossible, il s’agit de soulager la douleur, de permettre un avenir moins figé dans les souvenirs traumatiques, de consolider l’identité qui a été fragilisée. Cela nécessite de retrouver la capacité de confiance en l’autre, une "image normale de la relation aux autres et à soi-même".

La torture est tellement impensable qu’elle ne se raconte pas facilement : il faut respecter le souhait de ne pas tout raconter, tout en offrant les conditions pour parler. Dans le cabinet de Pierre Duterte, de nombreuses victimes racontent leur expérience mais attendent aussi des réponses. Pourquoi ? Pourquoi ai-je été torturé et humilié ? Ce besoin de comprendre est particulièrement fort chez les hommes victimes de violences sexuelles. Le thérapeute joue un rôle indispensable d’accompagnement dans la recherche de sens.


Une expérience de la perte de soi

Terres inhumaines évoque les victimes autant que leurs tortionnaires et leurs pratiques. La mécanique de la torture est bien huilée. La mise en scène est très importante, et les méthodes s’appuient sur des principes de psychologie. On touche là où on sait toucher à coup sûr, par exemple des humiliations ou des agressions physiques à connotation sexuelle ou religieuse (par exemple, en utilisant les cheveux de la victime si elle est indienne sikh – toucher aux cheveux relève du tabou dans le sikhisme). Une des histoires présentées est celle d’un sportif de haut niveau, dont le corps a été particulièrement meutri durant les séances de torture. Son genou droit et sa cheville gauche ont été visés pour l’empêcher de poursuivre sa vie d’athlète. Ils ont "martyrisé le corps pour mutiler la personnalité".

La torture est particulièrement efficace lorsqu’elle atteint la sphère identitaire, car les fondements les plus intimes ont été touchés. Le tortionnaire a gagné : il fait porter à sa victime une honte immense, une culpabilité injustifiée mais dont elle a du mal à se débarraser. Pierre Duterte insiste donc sur l’expérience, telle qu’elle a été vécue par les victimes. Les cicatrices, souvent ineffaçables, rappellent en permance les souffrances, ravivant sans cesse les souvenirs par la simple vue de la peau, du corps ; "cette effraction de la peau lui fait symboliquement perdre sa fonction protectrice et de ce fait vient attester la toute-puissance du tortionnaire", bien après la fin des tortures. Le but de l’exercice de la terreur, rappelle le thérapeute, n’est pas la défense d’une cause mais la destruction psychique de l’autre.


L'espèce humaine

Le titre du livre, Terres inhumaines, renvoie en fait à une question importante pour Pierre Deterte, celle de l’humanité. Elle n’est pas détruite chez les victimes de tortures, contrairement à ce qu’il entend souvent. Ses patients n’ont en rien perdu leur appartenance au genre humain. Au contraire elles ont besoin de puiser au plus profond de leur humanité pour ne pas céder à la folie et conserver la volonté de vivre et d’aller de l’avant, malgré "leurs angoisses, leurs découragements, leurs envies de mourir". Le but du livre est explicite : "exposer au grand jour le conflit entre l’humanité de ces victimes et l’impensable barbarie de certains humains". Robert Badinter, dans sa préface, s’interroge sur la responsabilité d’une "humanité qui engendre, de génération en génération, des tortionnaires qui se considèrent comme des militants ou des exécutants dévoués aux ordres de leurs chefs", et sur "la gangrène qui ronge les démocraties quand elles s’accomodent de la torture pratiquée en secret, avec le consentement implicite de ses gouvernants".


Quelle thérapie ?

Comme le reconnaît son auteur, il manque à ce livre une présentation détaillée de la pratique thérapeutique, une analyse clinique qui renseigne sur plusieurs questions : comment aider l’entourage à accompagner la victime ? Quels mécanismes psychologiques permettent d’affronter la période de torture et l’après, la reconstruction ? Pierre Duterte, ici, s’est fait l’intermédiaire entre la victime et le lecteur. Il a aussi levé les "ultimes tabous" de la torture, selon son expression : la pratique féminine des sévices (racontés par plus de la moitié des patients reçus depuis 2002, originaires de Guinée ou du Cameroun), et les enfants-soldats (plus de 300 000 dans le monde, d’après l’Unicef).

L’enseignement principal de ce livre ? Au-delà de la souffrance physique, c’est bien la souffrance psychologique et ses effets à très long terme qui sont visés dans la torture. Mais l’expérience de Pierre Duterte prouve la détermination et les ressources internes qui poussent un grand nombre de victimes à aller de l’avant, à continuer à vivre, en puisant leur énergie dans cette humanité que leurs tortionnaires ont cherché, finalement sans succès, à anéantir.


À voir également :

- Parcours d’Exil, le centre de soins créé en 2002 par Pierre Duterte : www.parcours.asso.fr


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Crédit photo : takomabibelot / flickr.com