Le politologue Haouès Seniguer développe la critique des politiques publiques envers l’islam et interroge les visées de l’idéologie républicaine.

C’est une belle et nécessaire leçon de sociologie que nous donne Haouès Seniguer, maître de conférences à l’IEP de Lyon, avec La République autoritaire. Sur un tel sujet, le discours politique sur l’islam, il fallait compétence et souci de la nuance pour éviter un point de vue univoque cherchant, par exemple, à prouver l’existence en France d’une islamophobie d’Etat. Ou, dans la même veine, pour ne pas céder à une vision manichéenne qui réduirait les rapports entre musulmans et élites politiques à une dichotomie opposant simplement dominants et dominés. Evitant ces deux écueils, Haouès Seniguer n'entend nullement dissimuler les tensions que la présence pérenne des musulmans sur le territoire hexagonal exacerbent.

Car l’auteur est avant tout attentif à ce que vive la démocratie. Ce souci s’alimente aux meilleures sources. Claude Lefort, d’abord, et l’importance de l’indétermination démocratique, autrement dit de l’inachèvement intrinsèque du débat sur le légitime et l’illégitime. Mais aussi Jacques Rancière, et son insistance sur le déplacement incessant des frontières du public et du privé, du politique et du social, déplacement inhérent à la politique mais que, pourtant, refuse l’idéologie dite républicaine dans sa méfiance constitutive vis-à-vis des voix minoritaires.

L’interrogation sur la place de l’islam dans la République soulève des enjeux majeurs de société, notamment depuis la fin des années 1980 et la conjonction de trois événements décisifs, la fatwa lancée contre Salman Rushdie, la création en Algérie du Front islamique du salut et, surtout, en raison des répercussions sur la question de la laïcité, la querelle des foulards de Creil. Si les deux premiers ne concernent pas spécifiquement la France, ils jouent néanmoins un rôle important dans la stratégie de ceux qu’Howard Becker a nommé « entrepreneurs de morale » pour désigner des acteurs sociaux cherchant, dans le but de créer ou de maintenir une norme, à influencer le corps social (ou une partie de celui-ci). En l’espèce, le maintien affiché d’une norme, le modèle français de laïcité, vise à en créer une nouvelle (comme le souligne le titre même du rapport Baroin de décembre 2002, « Pour une nouvelle laïcité »).

Cette reconfiguration a été rendue possible en créant les conditions d’une véritable « panique morale », c’est-à-dire, selon la définition canonique de Stanley Cohen (1972), la fabrique dans l’opinion publique d’un soupçon vis-à-vis d’un groupe dont le comportement est perçu comme une menace pour les valeurs de la société, voire pour son existence même. La crédibilité de la menace se fonde sur une représentation du politique dans laquelle les situations de discrimination et de stigmatisation sont réduites à des postures victimaires. C’est à l’examen des modalités de constitution de cette « panique » qu’est consacrée une large part du travail d’Haouès Seniguer.

Rendre leur sens aux mots

Dans un texte antérieur, écrit avec Robert Bistolfi, il dessinait l’orientation de sa réflexion en s’inspirant de ce que François Jullien appelle « la pensée de l’écart », soit une tentative de sortir tant de « l’universalisme facile que du relativisme paresseux ». Le présent livre peut être, à maints égards, considéré comme l’illustration de cette exigence. En choisissant de scruter notre société à compter de janvier 2015, Haouès Seniguer ne se rend pas la tâche facile. Il sait que, dans un contexte marqué par les attentats, ceux qui cherchent à substituer le débat à l’invective sont rarement entendus.

L’une des exigences pour parvenir à un authentique débat concerne le sens des mots. En effet, comme l’écrit Alain Supiot, « rendre leur sens aux mots est le premier pas indispensable pour retrouver la maîtrise de son avenir ». A l’inverse, leur dévoiement participe de ce que Philippe Corcuff nomme le confusionnisme.

Dans nombre d’interventions des gouvernants, sans distinction tranchée selon l’orientation politique, ou d’intellectuels médiatiques, l’islam est supposé conduire à l’islamisme et ce dernier au terrorisme. Cette manifestation de pensée paresseuse participe, bien entendu, de la stigmatisation dont les musulmans sont victimes. Il contribue également à l’instauration de ce que Haouès Seniguer nomme la République autoritaire. Un aspect important de la réflexion de l’auteur est donc de procéder à une clarification conceptuelle dans une démarche de déconstruction des prénotions.

Il définit l’islamisme comme « une forme de politisation exacerbée de l’islam dont les modes d’action de ses militants ou adeptes peuvent être violents comme non-violents »   , tout en ajoutant qu’en France la tendance majoritaire est légaliste. Il en est ainsi d’une frange des Frères musulmans (dont l’importance est difficilement évaluable) qui, dès lors, considère comme déviants les salafistes et néo-salafistes   parce qu’ils refusent l’adaptation des discours et des pratiques religieuses. Cet intégrisme ne conduit pas nécessairement au terrorisme, lequel est fermement condamné par l’islam légaliste en tant qu’« acte de trahison de l’Etat et de la société, déformation de l’islam »   . Mais, on le sait, la condamnation du terrorisme ne suffit pas à éloigner le soupçon. Celui-ci s’exprime sans vergogne dans les étranges revendications d’« islamophobie ».

Essayons donc d’élucider ce qu’expriment les diverses utilisations du terme. Est-il légitime, comme le pensent des intellectuels aussi divers qu’Elisabeth Badinter ou Michel Houellebecq, de se dire « islamophobe » ? Certes, on ne pourrait guère en contester l’usage si le mot désignait la méfiance à l’égard des visées de l’islam politique. Mais, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire en tant qu’exercice du droit à la critique rationnelle de la religion, son emploi est contestable, et apparaît comme, au minimum, une forme camouflée d'ethnocentrisme. Car, à lire et écouter les contempteurs de l’islam, on perçoit que ce dernier occupe une position spécifique en tant qu’ensemble de croyances dont la compatibilité avec la laïcité est questionnée. En d’autres termes, dès l’instant où les origines culturelles des musulmans sont susceptibles d’être un obstacle insurmontable sur la voie de la citoyenneté, l’islamophobie renoue avec l’imaginaire colonial et la subordination d’une population en fonction de ses origines. Lorsque l’Algérie était française, l’islam était folklorisé, relégué dans une sphère tellement peu visible de l’espace public qu’il ne devait pas être traité en tant que tel comme religion. L’insistance aujourd’hui sur l’islam, le malaise devant sa visibilité, n’est-il pas dès lors le signe d’un douloureux refus de l’altérité, lequel fait écho à notre indigne traitement des populations autrefois colonisées ? Pourtant, on sait que la discrétion, que l’on pourrait imaginer protéger du racisme, ne garantit aucunement cette protection. Haouès Seniguer cite Adorno et Horkheimer, lesquels dans Dialectique de la raison (1944) mettaient en garde contre l’idée, invalidée par l’histoire, selon laquelle l’antisémitisme trouverait sa solution dans l’assimilation   .

Est-on pour autant fondé à dresser un parallèle entre antisémitisme et islamophobie ? Haouès Seniguer ne recule pas devant cette difficile question. En refusant, comme nous l’avons mentionné, l’existence d’une islamophobie d’Etat, comme il y a pu avoir un antisémitisme d’Etat, il ne s’expose pas aux critiques de ceux qui combattent la pertinence du concept d’islamophobie au prétexte qu’il serait incommensurable à celui d’antisémitisme. Et si, à de nombreux égards, il l’est en effet, la structure de la haine est néanmoins la même : le refus du métissage. La question est alors de comprendre pourquoi cette réalité est assez peu souvent perçue. Sans doute faut-il remettre en cause le clivage fondamental entre les atteintes à l’humanité de l’Homme que sont le racisme colonial et le racisme génocidaire et, corrélativement, refuser de privilégier l’un par rapport à l’autre. Nombre des conflits qui traversent la gauche nous semblent interprétables à cette lumière-là. Celle-ci éclaire, par exemple, les alliances improbables entre l’extrême gauche et les mouvements islamistes (lesquelles, bien que fugaces, ont été au fondement du procès en « islamogauchisme », récemment instruit par des ministres de la République contre les intellectuels aux intentions « progressistes »).

Bref, si l’on souhaite, comme cela est souvent énoncé, critiquer les idées en épargnant les personnes, il faut ne pas recourir au concept de phobie, précisément parce qu’il confond les deux. Quel sens cela aurait-il d’avoir peur du communisme sans redouter les communistes ? De même, peut-on avoir peur de l’islam sans craindre les musulmans ? Si l’on désire un examen rationnel, il faut tenir la peur à distance et, par conséquent, ne pas recourir à des termes dont les effets métaphoriques ne peuvent être maîtrisés.

Si cette évidence est obscurcie, c’est en raison de la fonction attribuée à la laïcité, non plus en tant que principe juridique mais comme valeur identitaire. S’il est légitime de se reconnaître dans une communauté politique, le « Nous » de cette dernière ne peut se bâtir sur l’exclusion d’un « Eux ». Antonio Gramsci parlait de ciment social pour désigner la volonté de courants idéologiques, éloignés sur nombre de sujets, de créer une unité contre ce qui menacerait « notre » identité. C’est la fonction que remplit la défense intransigeante de la laïcité. Comme l’avait bien compris Pierre Bourdieu, « la question patente – faut-il ou non accepter le port du voile dit islamique – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés nord-africains ? »   .

Outil de désignation de la différence, l’islam fonctionne alors comme « un modèle de contre-identification collectif pourvoyeur d’une altérité à l’identité française »   . Les « élites », hélas, n’échappent pas à ce « ré-enracinement nationaliste de la conscience occidentale », selon l’expression de Philippe Portier   . L’expression de « catho-républicanisme », que l’on doit à Cécile Laborde, permet de mieux concevoir cette idéologie, portée par le Printemps républicain, qui rompt en réalité avec l’idéal universaliste.

C’est à analyser cette idéologie qu’est consacré le chapitre central du livre d’Haouès Seniguer.

Un républicanisme incantatoire

L’un des acteurs majeurs de ce que l’auteur nomme « le détournement substantialiste de la laïcité »   est en effet l’association, fondée en 2016, dont le Manifeste fait de la défense de la laïcité et de l’universalisme l’axe majeur de sa politique. Parmi ses protagonistes principaux figure le politologue Laurent Bouvet (récemment disparu), qui a popularisé la notion d’« insécurité culturelle », supposée décrire le sentiment des habitants des quartiers pauvres confrontés à des populations d’immigration récente. Gilles Clavreul, également cofondateur de l’association, défend la thèse d’une responsabilité du libéralisme politique et culturel dans la montée de l’identitarisme et, au-delà, dans celle de l’islamisme et du terrorisme. Tous deux participent de ce que Stéphanie Hennette-Vauchez nomme « une critique conservatrice des droits humains »   .

Quels sont les arguments saillants de la « philosophie » du Printemps républicain ? On en trouve une version élaborée dans l’ouvrage de Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque. Choisir la République (publié en 2019). Pour son auteur, le rapport à l’islam est le révélateur des désaccords interprétatifs sur ce qu’est réellement la laïcité, tout particulièrement au sein de la gauche. L’objectif majeur du livre, conforme aux fins poursuivies par le Printemps républicain, est dès lors de montrer la compromission du modèle laïc à la française, d’essence républicaine, par un libéralisme étranger à notre tradition politique, lequel imposerait une vision « tolérantiste » des rapports entre individus et négligerait le lien essentiel en république, celui entre citoyens.

Dans cette perspective, la laïcité est présentée comme une valeur patrimoniale profondément liée à l’histoire de la France, solidement ancrée dans une histoire, et même, selon les propres mots de Laurent Bouvet, dans un « substrat civilisationnel ». On comprend que, comme le note  Haouès Seniguer, « par détour et détournement »   , c’est en réalité de morale qu’il s’agit. La laïcité du Printemps républicain apparaît comme un dispositif de diffusion de la valeur. En philosophie politique, on parle de substitution d’une politique du bien à une politique du juste.  Haouès Seniguer pointe avec vigueur cette tentation perfectionniste   . Mais il va plus loin en faisant du Printemps républicain une figure d’un « culturalisme essentialiste et raciste »   . Ce jugement sévère se fonde notamment sur le fait que les tenants de la thèse du « nouvel antisémitisme », nombreux au sein du Printemps républicain, en même temps qu’ils euphémisent l’antisémitisme d’extrême droite, le décrivent comme structurel chez une partie des musulmans. Pour  Haouès Seniguer, il ne s’agit pas de nier la persistance de stéréotypes antisémites chez certains musulmans, mais de s’interroger sur la légitimité de l’attribution d’une essence judéophobe. Cette interrogation ne peut évidemment être fondée sur l’occultation des crimes antisémites (11 depuis 2005) commis par des individus se réclamant de l’islam. Elle ne peut non plus ignorer que l’antisionisme peut être un alibi commode pour dissimuler l’antisémitisme (lequel, faut-il le rappeler, reste extrêmement présent à l’extrême droite, contrairement à ce que laissent entendre les tenants de la thèse du « nouvel antisémitisme »). Il n’en demeure pas moins que la confusion conceptuelle entre antisionisme et antisémitisme, que défend Amine El-Khatmi, le président du Printemps républicain   , répond à des objectifs visant à désigner les musulmans, dans leur ensemble, à la vindicte. Or, on a souvent dit ou écrit, et à juste titre, que la France sans les Juifs ne serait plus elle-même. Doit-on en conclure que la France par les musulmans ne sera plus la France ?

La logique argumentative du Printemps républicain, peut-être indépendamment des intentions de la plupart de ses membres, fait de l’islam un corps étranger à l’histoire de France et potentiellement rebelle aux principes de la République. Afin de justifier ce soupçon, une expression est fréquemment utilisée : « islamisation de l’islam ». Elle traduit, en réalité, un phénomène beaucoup plus commun, dû à la croissance de la sédentarité des populations musulmanes, la présence, de plus en plus visible, dans l’espace public, de signes d’appartenance à l’islam.

Le jugement de Danièle Sallenave souligne l’implicite de ce républicanisme revendiqué : « Lorsqu’on lit dans le Manifeste du Printemps républicain l’éloge des notions de nation, d’universalité, de laïcité, on voit bien qu’elles sont convoquées pour une restauration, un combat, où du reste la figure de l’ennemi n’est pas nommée. Mais tout suggère que ce sont l’islam et les musulmans qui sont visés ». Les pouvoirs publics successifs n’ont pas contribué à éloigner la suspicion   . La loi du 24 août 2021, bien que supposée conforter les principes de la République, entretient la « panique morale » en prétendant lutter contre le séparatisme religieux. Elle participe à la « dynamique sociale du mépris »   théorisée par Axel Honneth ; or, pour  Haouès Seniguer, il conviendrait de « renouer avec l’esprit »   de l’Ecole de Francfort. Dans ses Minima Moralia (1951), Adorno s’interroge sur « la vie mutilée » : n’est-ce pas cette mutilation à laquelle nous consentons lorsque nous restons indifférents à la stigmatisation dont une partie des citoyens est victime ?

La patiente déconstruction à laquelle ce livre contribue suffira-t-elle à retrouver les principes qui sont au fondement de la « République de liberté, fraternelle et égalitaire » que  Haouès Seniguer appelle de ses vœux ? Il est hélas raisonnable d’en douter, tant le préjugé reste largement immunisé contre la raison.