Ce fut d’abord la recherche du timbre comme sculpteur d’atmosphère, puis le triomphe vibrant du texte chanté, et enfin la figuration qui se passait de mots.

Le 22 mars 2022, sous la direction de Kent Nagano, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris proposait au public de la Philharmonie un concert en trois moments : Armonica de Jörg Widmann, Wagner et ses Wesendonck Lieder, et Richard Strauss enfin, avec la suite d’orchestre du Bourgeois Gentilhomme (op.60).

Il faut bien le dire, la grande salle Pierre Boulez n'avait pas tout à fait fini de remuer quand le concert a commencé. Armonica n’a ainsi pas manqué de surprendre les auditeurs : l’atmosphère de cette composition de Jörg Widmann fut profonde et stridente, angoissante, travaillée par les jeux de timbre de l’harmonica de verre, de l’accordéon, du célesta, et de la harpe. Elle ne parvint cependant pas à nous faire oublier que le meilleur restait à venir.

La première pièce du cycle des Wesendonck Lieder de Wagner, « Der Engel », se montra lumineuse. Chaleureuse, ronde, la voix de la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova se détachait sur un orchestre tout en élégance. A cette douceur vigoureuse répondit naturellement un violoncelle, écho superbe aux effusions majestueuses – quoique encore modestes – de la chanteuse. La pertinence des choix de composition opérés par Wagner pour mettre en musique les vers de sa belle fut, pour faire court, doucement éblouissante. Le texte se manifestait à nous dans toute sa vérité : étincelant, montant comme l'aurore. Nous étions captifs du mouvement de la passion, et le deuxième Lied, « Stehe still », sut nous conquérir. L'injonction (« Ne bouge pas ! ») ne s'adresse pas à l'amant ; elle est destinée à la Nature, au monde. L’élan déborde la femme aimée, l'âme étouffe dans le balancement fiévreux qui l'agite. L'orchestre et la chanteuse illustrèrent le plus pur enthousiasme, celui du mouvement et de l'instabilité. En se calmant, la tempête nous permit de retrouver la chaleur initiale des sentiments ; elle fut timide et prudente. C'était, en un mot, l'attente de quelque chose de grandiose, de cette envolée lyrique finale : « Erkennt der Mensch des Ew'gen Spur / Und löst dein Rätsel, heil'ge Natur! » (« Alors, l'homme reconnaît le sceau de l'Eternité / Et résout ton énigme, Sainte Nature ! ») – injonction enflammée que vint éteindre délicatement le hautbois.

Wagner a fait le Lied suivant, « Im Treibhaus », lent, paisible et incertain, reprenant ainsi des éléments du passage précédent. Ce moment hésitant, aux tonalités changeantes, fut éclairé par le solo du premier alto, dont le timbre pénétrant ne manqua pas de sublimer celui de la chanteuse, qui s'oublie ici dans un passage frôlant le récitatif d’opéra. « Schmerzen », avant-dernière pièce du cycle, fit sursauter la salle avec son fortississimo initial, avant d'entamer une descente majestueuse nous précipitant dans les abysses du romantisme.

La chanteuse et les cuivres firent honneur aux moments de bravoure qui leur étaient dévolus, et plus d'un frisson dut parcourir l'audience, tant le triomphe était éblouissant : le cri formidable de l'amante fut, au cours de ce passage, celui de tout l'orchestre, enfin libre de jouer avec ampleur. Le tableau ne pouvait être complet qu'avec l'apparition des rêves (« Träume »). Calme trouble, lit de cordes, modulations sinueuses : le flottement onirique fut rendu à la perfection. Début et fin se répondent, et les dernières notes suivent le mouvement plongeant du texte (« Und dann sinken in die Gruft » : « puis descendent au tombeau ») ; le contenu du songe se dissipe progressivement alors que nous nous réveillons pour éclater en applaudissements.

La suite du Bourgeois gentilhomme de Strauss eut malheureusement raison de ce somptueux tableau de la passion. Le personnage, endimanché, gauche, mauvais genre, écrasa de son talon le récit tourmenté des splendides Lieder. Les élans lyriques des pupitres de cordes furent légers, les passages de thèmes enjoués. Les éclats des trompettes et trombones achevèrent de conférer à l'ensemble un esprit de décalage. Certes, l'orchestre prouvait par là sa maîtrise de la musique figurative. Le premier violon, qui réalisa son solo debout, fut même l'irréprochable incarnation du personnage de Molière. D'autres interventions, au piano, au hautbois, au violoncelle, parvinrent de leur côté à offrir des moments de fraîcheur détectables, nous rappelant ainsi qu'on peut trouver un certain plaisir au spectacle de la naïveté et de l'insouciance. Bien sûr, l’orchestre fut parfait et la performance récompensée par de chaleureuses ovations. Mais nous regrettons l’effet de contraste créé par ce rapprochement de deux pièces à l’esthétique si différente.