Nos économies font une large place à l'intervention publique, ce qui leur donne tous les moyens, pour autant qu'on le décide, de chercher à promouvoir l'intérêt général.

L’économiste Christophe Ramaux, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne et membre des Economistes atterrés, est l’auteur de Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme (De Boeck, 2022). Il y défend l’Etat social et ce qu’il appelle ses quatre piliers : la protection sociale, les services publics, le droit du travail et les politiques économiques de soutien à l’activité et à l’emploi. Il les considère comme la traduction, s’agissant de l’économie, du pacte républicain qui régit nos sociétés au plan politique. Il plaide pour une économie soucieuse de l’intérêt général et qui renoue avec la République sociale et sa visée d’émancipation.

 

Nonfiction : Nos économies sont loin d’être des économies de marché, expliquez-vous. Ce sont des économies mixtes, qui reposent très largement sur l’intervention publique. Celle-ci contribue à réduire massivement les inégalités et soutient la demande, là aussi dans des proportions très importantes. Or on finit par l’oublier…

Christophe Ramaux : Notre désarroi politique provient du sentiment qu’une sphère importante de nos vies, l’économie, échappe au pacte démocratique. Une sphère que les gouvernements se refusent à piloter dans le sens de l’intérêt général alors même qu’ils en ont les moyens. Dans nos économies, il n’y a pas uniquement de l’initiative privée, du marché, du capital, même si ceux-ci dominent à bien des égards. Nous vivons dans des économies mixtes où l’intervention publique joue aussi un rôle majeur. Mais nous appréhendons mal cette intervention. La preuve en est que nous la mesurons mal. L’indicateur le plus fréquemment utilisé est celui de la dépense publique. Mais c’est un indicateur biaisé : cette dépense s’est élevée à près de 1 500 milliards en 2021, pour un PIB (Produit intérieur brut) de 2 500 milliards, soit près de 60 %, mais il ne s’agit en aucun cas d’une part de ce PIB   . La dépense privée, calculée comme la dépense publique, équivaut à plus de 200 % du PIB. En fait, seul un quart de la dépense publique sert à payer les services publics produits par les fonctionnaires. Les trois autres quarts sont constitués d’aides aux entreprises et plus encore de prestations et de transferts aux ménages qui alimentent une bonne part de la dépense adressée du privé.

Pour apprécier l’ampleur de l’intervention publique, j’invite à retenir trois indicateurs plus précis, en partant des trois approches (des trois façons de le calculer) du PIB, un indicateur décidément précieux. En termes de production, tout d’abord, le public représente de l’ordre d’1/5e de l’économie, un chiffre stable depuis quarante ans, ce qui témoigne à la fois que l’Etat social n’a pas disparu, mais que tournant néolibéral il y a eu néanmoins, puisqu’une société plus riche devrait consacrer plus de ressources pour l’éducation, la santé ou la culture, terres d’excellence des services publics. 

En termes de revenus, qui est la deuxième approche, la moitié du revenu des ménages – c’est un chiffre peu connu – est socialisé avec, d’une part, les prestations dites en espèce (les individus peuvent utiliser à leur guise ces sommes), dont les retraites en premier lieu, puis les allocations familiales ou chômage, les minima sociaux, etc., et, d’autre part, les transferts en nature (dédiés à un usage précis tels que la consommation de services publics et le remboursement de médicaments). 

En termes de demande, troisième approche, la consommation, qui représente près de 80 % de la demande globale et tire largement l’investissement, est, elle aussi, pour moitié socialisée, soit directement avec la consommation de services publics, soit indirectement avec la consommation de produits privés permise par les prestations et transferts (les retraités font leur course, etc.). 

La dépense publique n’est pas qu’une charge, elle soutient une bonne part de l’activité du privé. Et tout cela permet de réduire considérablement les inégalités. Une étude de l’Insee, réalisée il y a un an, montre ainsi que si les 10 % les plus riches ont 12,7 fois plus de revenus primaires (salaires, revenus du patrimoine…) que les 10 % les plus pauvres, cet écart passe à 3,2 une fois pris en compte les prélèvements (impôts et cotisations sociales) et surtout, car ce sont elles qui agissent le plus, leurs contreparties en termes de prestations et de services publics   .

Le néolibéralisme s’est attaqué au cours des quarante dernières années à chacun des piliers de l’Etat social. Pour autant, l’Etat social résiste, montrez-vous. Mais le néolibéralisme s’est aussi accompagné d’une croissance exponentielle de l’endettement à la fois privé et public. Pourriez-vous expliciter ces points ?

L’Etat social n’a pas disparu contrairement à ce que soutient un discours contestataire simpliste. L’Etat est certes pour une part au service du capital, comme en témoigne l’ampleur des aides aux entreprises (157 milliards au total selon une récente étude   ). De même, une part des dépenses publiques sert à réparer les dégâts causés par le néolibéralisme (allocation chômage, RSA…). Une société de plein emploi où chacun pourrait vivre dignement de son travail – les besoins à satisfaire ne manquent pas (santé, éducation, logement, transports collectifs…) – permettrait de réduire certains transferts. Reste l’essentiel : soutenir que l’Etat social a entièrement disparu au profit d’un Etat néolibéral, c’est oublier qu’avec les prestations sociales et les services publics des sphères entières d’activité échappent au capital. Et n’est-ce pas en prenant appui sur elles ainsi que sur la démocratie – c’est tout le sens de « l’économie républicaine » – que l’on peut justement remettre en cause non pas l’existence du privé, mais la domination du capital ? 

En dépit du néolibéralisme, la part des revenus socialisés a augmenté ces quarante dernières années. La réparation des dégâts du néolibéralisme l’explique en partie, mais cela n’épuise pas le sujet. Le sort des retraités, par exemple, a été considérablement amélioré. On l’oublie souvent, tant on enjolive les Trente glorieuses, mais la France comptait en 1970 deux fois plus de pauvres qu’aujourd’hui et il s’agissait essentiellement de retraités. Grâce à la monté en régime de notre beau système de pensions publiques, les conditions de vie des retraités ont été considérablement améliorées. Et n’en déplaise aux libéraux et à leurs réformes régressives, il est tout à fait possible de préserver cela à l’avenir. 

L’objectif d’ensemble du néolibéralisme est bien de remettre en cause les quatre piliers de l’Etat social. Il vise la privatisation de la protection sociale et des services publics ainsi que la mise à bas du droit du travail. Sur ces trois premiers piliers, il n’est toutefois pas parvenu à réaliser entièrement son projet. De rudes réformes ont certes été engagées, avec en dernier avatar celle des allocations chômage et celle prévue des retraites. Elles n’ont pas été sans conséquence comme en témoignent la crise de l’hôpital public, la perte d’attractivité de certains métiers du public, la remontée observée du taux de pauvreté chez les retraités. Mais l’Etat social résiste néanmoins sur ces trois piliers. 

C’est sur le quatrième pilier de l’Etat social, celui des politiques économiques, où le néolibéralisme est véritablement parvenu à changer la donne, à imposer un nouveau régime, avec la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale. Avec ce souci : ce régime est intrinsèquement récessif puisqu’il comprime la principale source de demande que sont les salaires (en y incluant les salaires indirects constitués de prestations sociales). D’où les crises à répétition depuis 40 ans. Et d’où le besoin de recourir à la dette publique, mais aussi à la dette privée, afin de soutenir malgré tout l’activité. Au passif du néolibéralisme on ne compte pas seulement la montée des inégalités et le sous-emploi, on compte aussi la hausse des dettes. 

Les dernières crises et le Covid en particulier ont montré toute l’importance de l’intervention publique, et on comprend aujourd’hui, de la même manière, qu’elle est indispensable pour mettre en œuvre la transition écologique…

S’il est bien un domaine qui met en jeu l’intérêt général, c’est bien l’écologie. Limiter le réchauffement climatique suppose une réorientation profonde des activités. Il importe à la fois de réduire notre consommation globale d’énergie, ce qui suppose notamment de vastes plans de rénovation thermique des bâtiments et de développement des transports collectifs, mais aussi de développer la production d’électricité décarbonée, car nous aurons toujours besoin d’énergie. J’invite dans mon ouvrage à cesser de faire l’autruche sur deux points. Celui de la décroissance tout d’abord : il y a bien lieu de réduire certaines consommations ostentatoires, mais je montre en quoi la décroissance comme projet global est une double impasse. Elle se traduirait nécessairement – car le PIB se sont des valeurs ajoutées mais aussi, pour exactement le même montant, des revenus – par une baisse du niveau de vie du plus grand nombre (et pas seulement des plus riches) insoutenable socialement ; elle passe outre que l’enjeu est bien plutôt de réorienter les activités. Une infirmière, un enseignant, un artiste payé, un agriculteur bio, un ouvrier et un ingénieur produisent une énergie non carbonée : nous en avons besoin de plus et tous augmentent le PIB. Le second point porte sur la production d’électricité. Les énergies renouvelables sont évidemment à développer d’autant que la plupart des pays au monde ne peut accéder au nucléaire. Reste que pour un pays comme la France, ce dernier est un atout majeur. Il n’est pas intermittent contrairement à l’éolien et au solaire, dont le coût global augmente fortement dès lors qu’on intègre les compléments (le charbon et le gaz le plus souvent comme l’illustre l’Allemagne) sans lesquels ils ne sont pas viables. Et avec le nucléaire, la France a, à portée de main, un fantastique levier pour se réindustrialiser, relocaliser des productions. Pourquoi, par exemple, ne pas exiger que les indispensables voitures électriques du futur ne soient pas produites sans énergie carbonée, et donc relocalisées ? 

L’Etat social pâtit d’un manque de théorisation, expliquez-vous. Afin de surmonter cela, vous plaidez pour une « économie républicaine ». Comment faut-il le comprendre ?

L’Etat social entendu au sens large – les quatre piliers que j’évoquais précédemment – est à y bien réfléchir une véritable révolution économique et sociale. Or paradoxalement nous ne disposons pas à proprement parler de la théorie cette révolution. La preuve en est que l’Etat social (ou Etat-Providence) est souvent réduit à l’un de ses piliers, la protection sociale, un domaine important certes, mais qui ne remettrait pas en cause le fait que nous vivrions dans une économie « de » marché. Or je soutiens que nous ne vivons pas dans une économie « de » marché, mais dans une économie « avec du » marché, mais aussi de l’intervention publique. Dit autrement : le capitalisme domine certes, mais nous ne vivons pas dans des économies mono-capitalistes, où le capital absorberait tout. Comment penser la révolution de l’Etat social, de l’économie mixte : c’est tout le sens de l’économie républicaine. Les deux termes d’économie et de république n’étaient jamais rapprochés, ce qui est étonnant si l’on y réfléchit bien. L’idée que la démocratie doit prévaloir dans l’organisation politique de nos sociétés est aujourd’hui largement admise, mais comment cette prééminence pourrait-elle s’exercer si elle laisse échapper une sphère aussi importante que l’économie ? 

Pour penser l’Etat social, il faut penser son fondement politique qu’est justement la démocratie. Celle-ci a deux volets comme le souligne le philosophe Marcel Gauchet : un volet libéral, avec la liberté de penser, de s’associer, de contracter ; mais aussi un volet non-libéral avec le suffrage universel et l’élection de représentants fondés à voter des lois qui s’appliquent à tous. Ce second volet, celui de la loi, de l’Etat, puise sa justification dans l’idée que l’intérêt général a une consistance propre, ne résulte pas uniquement du jeu des intérêts particuliers. Il en va au fond de même pour l’économie, d’où son caractère républicain. 

L’économie a ainsi un pôle libéral précieux, il convient à présent de l’admettre pour éviter bien des débats inutiles, ce qui n’empêche aucunement de penser la remise à plat du fonctionnement des entreprises et en particulier des plus grandes d’entre-elles soumises aujourd’hui au joug – bien peu productif – de la finance. Mais l’économie a aussi un pôle public indispensable, celui de l’Etat social, ce qu’il faudrait aussi admettre pleinement. L’intervention publique demande à être correctement déployée, ce qui ne va pas spontanément de soi comme je le souligne dans le livre. Cela étant posé, elle est indispensable pour assumer des missions d’intérêt général tels que le plein emploi (alors que le capitalisme néolibéral fait coexister sous-emploi et besoins insatisfaits), la stabilité financière, les services publics et la protection sociale (toujours plus inégalitaires et finalement coûteux lorsqu’ils relèvent du privé), et cette nouvelle frontière qu’est l’écologie.