L’exposition en ligne « Couleurs humaines » interroge la construction des images de soi et de l’autre par l’usage du noir et du blanc dans la longue histoire des religions du Livre.
La catégorie de « race », dont la pertinence était interrogée en 2021 par Gérard Noiriel et Stéphane Beaud , a donné lieu au XIXe siècle à une raciologie, dans une volonté classificatrice liée à l’anthropologie coloniale. Par-delà le racisme et la pensée raciologique qui en découle, on peut aujourd’hui interroger, dans la longue durée, les symboles attachés aux « Couleurs humaines » qui donnent leur nom à cette exposition.
Les historiens de l’art l’ont fait précocement : on peut penser à l’article pionnier d’Ignacy Sachs « L'image du Noir dans l'art européen », paru en 1969, comme à la somme considérable des dix volumes publiés à partir de 2010 sous un titre proche, The Image of the Black in Western Art , ou bien, plus près de nous, à l’exposition « Le Modèle noir de Géricault à Matisse » présentée en 2019 au Musée d’Orsay. Mais l’histoire ne s’est saisie que plus récemment de cette notion de « couleur » appliquée aux hommes, sans doute suspecte dans le contexte de l’universalisme à la française.
S’il est un champ qui pourrait sembler antinomique avec la notion de race, c’est bien celui des religions universalistes, qui se donnent pour vocation d’unir le monde en dépassant les limites séparant les groupements communautaires. Le projet RelRace, soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et mené par Vincent Vilmain, propose d’interroger la manière dont les religions, essentiellement les trois religions du livre, ont investi de différentes significations les couleurs humaines pour construire et représenter ce que les sociétés ont longtemps qualifié de « races ».
Les recherches de cette équipe donnent aujourd’hui lieu à une exposition en ligne, « Couleurs humaines » – la seconde après « Table des peuples, construire une ethno-géographie sur des bases scripturaires ». Ces expositions s’appuient sur une plate-forme documentaire Omeka, une base de données ouverte, qui complète par des centaines de documents les articles du carnet de recherche RelRace.
Comment les images sacrées ont coloré l’humanité
Les textes sacrés des religions juives, chrétiennes et musulmanes semblent insensibles aux couleurs humaines, qu’ils ne mentionnent quasiment pas, pas plus d’ailleurs que l’apparence physique des personnages, rarement évoquée. Cependant, des représentations figurées de ces textes et de leurs acteurs existent ; certes rares dans le judaïsme et l’islam, elles sont extrêmement nombreuses dans le christianisme. Ces images ont respecté les conventions picturales de leur époque, qui associaient tel ou tel personnage à une couleur selon différentes lectures de la table des peuples. Ici, la notion de lignage est essentielle, dans la mesure où elle propose une lecture racialisée des lignées d’Abraham ou de Noé. Les trois fils de Noé, Sem, Japhet et Cham, représentent les différents peuples des trois régions du monde divisé par les cartes en T-O.
* Simon de Marmion, Le Partage de la Terre entre les fils de Noé (enluminure, c. 1459-1463, Bibliothèque royale d’Albert Ier, Bruxelles).
Le choix de ces couleurs répond à des normes précises. La première d’entre elles est liée à la détermination de la couleur des origines et aux conditions expliquant la diversification des phénotypes (apparences). La seconde est déterminée par la lecture de la table des peuples, ou générations de Noé, créant des lignages pour chacun des continents. Ainsi l’appartenance à un lignage considéré comme éthiopien justifie, la plupart du temps, le choix d’une représentation noire pour des personnages, comme par exemple la reine de Saba dans le christianisme ou Bilâl dans l’islam.
* Gauche : Bilâl appelle à la prière (enluminure, Siyer-i Nebi, 1595, Muse Topkapi Saray Istamboul). Droite : Salomon et la reine de Saba (enluminure, Speculum Humanae Salvationis, vers 1300-1325).
La malédiction de Cham, dont on trouve la trace dans le christianisme comme dans l’Islam, s’abat sur les peuples noirs, avant de trouver son contre-récit dans la malédiction de Guéhazi, qui s’appuie sur le récit biblique pour décrire la malédiction qui a frappé les Blancs. Les représentations associent symboliquement les couleurs claires ou obscures au bien ou au mal, et dédoublent cette dialectique par une interprétation des origines, en donnant la primauté au blanc, présenté comme à la source de la vie humaine.
On le voit, les religions ont largement investi les symboliques des couleurs et ont accompagné aussi bien les discours qui justifiaient l’esclavage des Noirs, que les constructions qui retournaient le stigmate racial contre les Blancs.
L’exposition Couleurs humaines explore ces thèmes afin de démontrer comment les religions, en tant que croyances, pratiques et institutions, se sont dès lors accommodées, dans la longue durée, de la notion de race, qui a coloré sinon leurs textes sacrés, du moins leurs images et leurs discours.
Noir du péché, noir des esclaves
Après cette introduction, le parcours de l’exposition suit trois axes. Elle s’ouvre sur une lecture exégétique des textes bibliques qui met en lumière la manière dont, du IVe au VIIe siècle, les écrits des Pères de l’Église ont associé le péché à la couleur noire, puis par extension aux Éthiopiens. Au XIIIe siècle, cependant, une forme d’inversion se met en place, qui valorise différents personnages désormais décrits comme noirs, à commencer par différentes figures féminines, telle la reine de Saba, ou Hagar, l’esclave égyptienne de Sarah, épouse d’Abraham et mère d’Ismaël.
D’autres figures bibliques connaissent la même association avec des représentations d’Africains, tel Simon de Cyrène, originaire de l’actuelle Libye, confondu dans les Actes des Apôtres avec le Syrien Syméon Niger – le Noir – ou Balthazar. A propos de ce dernier, le Nouveau Testament ne donne aucune précision sur le nombre des mages venus d’Orient, et c’est une longue évolution qui aboutit à la création d’un roi mage noir, Balthazar au XIIIe siècle.
* Peter Paul Rubens, Étude pour Balthazar (vers 1609-1611, John Paul Getty Museum).
Fierté noire dans l’islam
Durant ce même long Moyen Age, sur l’autre rive de la Méditerranée, au sein de l’Islam, se développe en parallèle un discours sur l’excellence noire, dont le représentant le plus connu est Al Jahiz (776-869) avec son épître Faḫr al-sūdān ’alā l-bīḍān (De la supériorité des noirs sur les blancs).
* Les compagnons du prophète apportent leurs salutations au Négus d'Ethiopie d'Abyssinie Ashama Ibn Najar (Siyer-i Nebi, Muse Topkapi Saray Istamboul).
Le commerce des esclaves donne toutefois un nouvel écho au récit de la malédiction de Cham, qui se développe d’abord dans le monde musulman au Moyen-âge, puis en Europe à partir de l’expansion de la traité atlantique.
Noir et blanc dans la pensée africaine-américaine
Cependant les Africains-Américains retournent le stigmate racial. Ils fondent dès la fin du XVIIIe siècle des Églises autonomes, et leurs congrégations baptistes et méthodistes structurent les luttes pour l’émancipation des esclaves et contre le préjugé de couleur.
L’humanité, désormais conçue comme noire à son origine, a donné naissance à la race blanche du fait d’une lèpre, qui frappe le personnage biblique de Guéhazi, dont la couleur blanche devient synonyme de malédiction. Ce récit, populaire au XIXe siècle parmi les Africains-Américains, prend de nouvelles formes au début du XXe siècle avec la multiplication de groupes racialo-religieux qui promeuvent la fierté noire et maudissent les Blancs.
* Phyllis Wheatley, « On being brought from Africa to America » (Londres, 1773, British Library).
* Glanton Dowdell, Black Madonna (vitrail, détail, église Shrine of the Black Madona, inaugurée par Albert Cleage en 1967).
Les ghettos noirs qui, entre 1900 et 1940, concentrent des millions de nouveaux habitants, sont les lieux d’une effervescence religieuse. Ils voient se multiplier les prophètes de toutes sortes de croyances, dont la plupart trouvent leurs origines dans le protestantisme. On dénombre notamment différentes Églises rassemblées par la suite sous le nom de Black Hebrews, mais aussi le Moorish Science Temple of America fondé en 1925 par Noble Ali Drew, ou la Nation of Islam, fondée en 1930. Celle-ci, sous la direction d’Elijah Muhammad, son leader à partir de 1934, développe un nouveau récit des origines de la race blanche, invention d’un savant malfaisant, Yakub.
* Yakub (Yakub and Yashmal - The Story of The Big Head Scientists).
A propos de l’exposition :
L’exposition virtuelle « Couleurs humaines » s’appuie sur les recherches de l’équipe de l’ANR RelRace, Religions, Lignages & « Races », dirigée par Vincent Vilmain, maître de conférences en Histoire contemporaine à Le Mans Université. Enseignants, post-doctorants et étudiants ont collaboré à sa réalisation : Baptiste Bonnefoy, Olivier Maheo, Mathilde Plais, Titouan Bois, El Jeljal Sawsen et Valentin Noger.
L’exposition a été rendue possible grâce au travail du @studio_kaeness et au soutien de la fondation Lilian #Thuram – Éducation contre le racisme.
Elle présente différentes thématiques à partir de capsules vidéo, des descriptions et analyses de sources et l'apport de nombreux documents pour approfondir ces questions.
* Olivier Maheo (laboratoire TEMOS, Le Mans Université-CNRS, UMR 9016)