Susan Neiman fait de la question du mal le problème structurant de la philosophie moderne et explore les différents sens qui lui ont été donnés.
La philosophe Susan Neiman se propose de comprendre l’histoire de la philosophie occidentale moderne à l’aune du concept de mal, dont elle juge qu'il en est un principe structurant. Son parcours se déploie entre deux événements marquants : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 et la création du camps de concentration d’Auschwitz au mitan du XXe siècle. L’un et l’autre ont en effet provoqué un trouble philosophique profond : dans le premier cas, l'idée d'un Dieu bienveillant apparaissait incompatible avec l'existence de catastrophes naturelles aussi dévastatrices ; dans le second cas, la valeur morale de l’être humain semblait s'effondrer face à des actes d’une telle atrocité.
Afin de retracer l'histoire de ces questionnements, l'auteure identifie deux grandes traditions de pensée : l’une, allant de Jean-Jacques Rousseau à Hannah Arendt, s'efforce de rendre le mal intelligible ; l’autre, de Voltaire à Jean Améry, exige que nous le maintenions dans son absurdité. Cette catégorisation laisse de côté certaines pistes importantes (par exemple les réflexions de Spinoza, qui excèdent les bornes historiques choisies dans cet ouvrage). Mais Neiman ne cherche pas à produire un exposé exhaustif ni chronologique. Son approche est plutôt thématique, qui rassemble certains penseurs autour des réponses communes qu'ils proposent à la question de l'existence du mal. C'est ainsi que se compose ce qui est annoncé par le sous-titre du livre comme une « autre histoire de la philosophie ».
Rousseau : un tournant philosophique
Le problème du mal a longtemps été débattu, et ce bien avant le tremblement de terre de Lisbonne. Mais l’auteure montre qu’entre Bayle ou Leibniz, d’une part, et Rousseau, d’autre part, on voit apparaître une rupture à l'occasion de cet événement. Alors que ceux-là l’abordaient dans une perspective théologique, Rousseau est le premier à retirer la responsabilité du mal à Dieu pour l’attribuer aux humains. Selon lui, si la catastrophe à été si dévastatrice pour la capitale portugaise, ce n'est pas du fait de la nature ou de Dieu, mais du fait des constructions humaines qui, parce qu'elles sont vulnérables à ces phénomènes, ont aggravé le bilan. Ce faisant, il opère une distinction nette entre le mal physique et le mal moral, qui n'avait pas lieu d'être dans la perspective théologique.
Ce retournement implique que nous ne sommes plus tenus de trouver des justifications supérieures ou de nier tout bonnement l’existence du mal (afin d’innocenter de toute faute le Créateur divin). C’est ce que proposaient jusqu’alors les défenseurs de la « théodicée » — cette doctrine soutenue notamment pas Leibniz, selon laquelle les manifestations du mal dans le monde sont des éléments nécessaires à l’accomplissement d’un plus grand bien, dont seul Dieu peut avoir la vision. Avec Rousseau, il est désormais possible d’intégrer l’existence du mal à un monde dont l’intelligibilité est, de surcroît, à notre portée.
En l’occurrence, le philosophe considère que la question doit être replacée dans une perspective historique : le mal a été introduit dans le monde par la civilisation, c’est-à-dire le long développement au cours duquel les humains se sont éloignés de leur véritable nature. En d’autres termes, Rousseau ne condamne pas l’être humain lorsqu’il lui attribue la responsabilité du mal : celui-ci n’est pas intrinsèquement pervers mais plutôt susceptible d’erreur et de corruption.
Or, en reformulant ainsi le problème du mal, Rousseau fournit en même temps la clé de sa résolution. Loin d’un péché originel, qui ne pourrait être corrigé que par la Grâce divine ou par les prières, c’est davantage de l’organisation de la société dont il convient de se soucier. Ainsi, la solution est politique : il est possible d’éradiquer le mal si les humains s’accordent sur de nouvelles règles collectives.
De Lisbonne à Auschwitz : un monde sans Dieu
Ces réflexions de Rousseau ont été rendues possibles par les discussions soulevées par le tremblement de terre qui a dévasté Lisbonne en 1755. C’est pourquoi Neiman pose cet événement comme la première borne de la pensée moderne sur le mal.
Le lien avec la seconde de ces bornes, qui met en quelque sorte fin à cette périodisation philosophique, est à première vue surprenante : comment justifier le rapprochement entre Lisbonne et Auschwitz ? Ces deux événements on en commun d’ébranler profondément notre sentiment que le monde a un sens. L’auteure montre ainsi que l’un et l’autre encadrent le déploiement du problème du mal en philosophie, quoique le premier permette de l’ouvrir, le second de le clore.
Le tremblement de terre de Lisbonne avait conduit Rousseau à marquer une distinction franche entre un mal naturel et un mal moral ; en ce sens, l’analyse des abominations commises dans les camps de concentration en termes exclusivement moraux s’inscrit dans la même logique réflexive (et en rupture avec les arguments théologiques qui la précédaient).
Cette rupture qui caractérise la modernité philosophique a une conséquence radicale : en assumant la responsabilité du mal, l’humain peut désormais se passer de Dieu. Ainsi Hegel formule le problème du mal en termes séculiers, y trouvant une solution dans le sens de l’histoire — tout en réconciliant les prétentions de la raison avec celles de la nature, comme le relève Neiman.
De même, l’auteure souligne la tentative de Marx d’expliquer le mal à partir des rapports sociaux — lesquels concernent à la fois les rapports à la nature et les rapports entre humains. Or, Marx avait lui-même fondé sa critique sociale sur une critique de la religion (et de la philosophie de ses prédécesseurs qui en faisaient encore le jeu, sous couvert de la démystifier). Il apparaît dès lors que cette critique de la religion sous toutes ses formes constitue la condition première de toute critique.
Une humanité « sans abri »
Une différence de taille sépare toutefois les cas de Lisbonne et d'Auschwitz : le premier, pour dévastateur qu’il ait été, n’a pas provoqué une dévastation conceptuelle aussi profonde que le second. De telles distinctions sont nécessaires pour penser la spécificité du mal à chaque époque. C'est notamment ce que fait Günther Anders lorsqu'il met en parallèle Auschwitz et Hiroshima : si les crimes d’Auschwitz sont plus menaçants pour l’âme humaine, ce qui s’est passé à Hiroshima est plus menaçant pour l’humanité elle-même. De fait, écrit-il, il faut avoir le cœur plus dur pour pousser un enfant dans une chambre à gaz que pour lâcher une bombe sur ce même enfant — d’autant que cette bombe est lâchée à distance.
Neiman complète ce dossier des formes contemporaines du mal par une analyse précise de la thèse d'Arendt sur Eichmann, qu'elle révise sur la base des travaux de Bettina Stangneth. L'auteure s'appuie encore sur Nietzsche pour mettre en évidence l'ampleur des transformations que nous devons opérer pour résoudre le problème du mal que nous nous sommes infligés à nous-mêmes (évacuant une fois encore la perspectve religieuse qui chercherait du côté de la rédemption).
Cette exploration des philosophies du mal redessine complètement la carte mentale de notre époque contemporaine. À cette époque, l’auteure attribue la qualité de « sans abri » — une situation similaire à la « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche, où l'individu fait l'expérience de la perte des valeurs traditionnelles.
Mais cette cartographie nécessitait une mise à jour, puisque la première édition de cet ouvrage, en 2002, comportait des lacunes : à cette nouvelle édition en langue française, l'auteure ajoute une postface ouvrant la discussion sur des événements plus récents qui impliquent de renouveler notre approche du mal, comme le terrorisme, et en particulier les attentats du 11 septembre.
En affinant ainsi ses catégories, Neiman rappelle que l’existence de différentes formes de mal confirme que, comme beaucoup de notions fondamentales, le mal n’est pas réductible à une essence.