Critique d'art en même temps que poète, Baudelaire forge dans ses écrits une gamme de concepts originaux pour apprécier les bonnes mais aussi (et surtout) les mauvaises peintures.

C'est un portrait de Baudelaire en critique d'art que nous présente l'ouvrage de Julien Zanetta intitulé L'Hôpital de la peinture. Enseignant d’histoire de la littérature à Bruxelles, l'auteur se saisit de cet aspect de l'œuvre du poète qui a récemment fait l'objet de nombreux commentaires mais qui est longtemps demeuré dans l'oubli. Pour ce faire, il part de cette conviction, dont découlent tous les jugements esthétiques du poète : on ne peut penser la bonne peinture qu’au miroir de la mauvaise. En d'autres termes, le beau se manifeste, s’élève ou s’affirme à chaque époque par contraste avec ce qui ne l’est pas.

En témoigne le poème « Les Phares », dans lequel Baudelaire présente les grands peintres de l'histoire comme autant de « phares », de véritables créateurs susceptibles de guider leurs successeurs dans leurs pratiques picturales. Mais pour que ces phares puissent briller, ils doivent se distinguer de la marée de peintres maladroits ou ratés qui déferle autour d'eux. D'où la dénonciation que l'on trouve chez Baudelaire de la peinture « proprette », du joli, du niais et de l’entortillé. De bout en bout, le mépris de Baudelaire s’attache à la facilité, l’absence de pensée, la simple curiosité, la fausse érudition.

La critique au temps des salons

Mais la critique que formule Baudelaire ne peut s'entendre que si on la replace dans le contexte historique qui est le sien. Au XIXe siècle, la peinture est un art d'exposition ; les œuvres sont présentées dans des salons, où elle deviennent des objets d’admiration ou de risée, de gloire ou d’infâmie. Et Julien Zanetta précise que les conditions d'exposition dans ces salons sont bien différentes de celles de nos musées contemporains : au salon, on sue, on crie, on est coudoyé, les corps s’enchevêtrent et se fondent en une masse compacte ; on peine à prendre du recul, du moins si l’on en croit les récits ou les tableaux qui les représentent depuis le XVIIIe siècle, et en particulier les caricatures qui en ont été faites par Honoré Daumier et François-Auguste Biard.

La critique d'art qu'on entend dans les salons est elle-même caricaturale, lorsqu'elle se contente de jeter quelques mots à propos, d'employer quelques termes techniques plus ou moins adroitement, ou de se placer sous l'autorité d'un grand nom, pour s'arroger le droit de critiquer une œuvre. En ce sens, le livre s'ouvre sur une distinction importante : « parler de la peinture » n'équivaut pas à « parler peinture ». Dans le premier cas, le critique applique un discours sur un autre (celui de la peinture) et prétend par cette superposition donner son contenu à l’œuvre – alors qu’il impose son goût. Dans le second cas, le critique se confronte à la peinture comme à une langue étrangère, à une morphologie et une syntaxe dont la signification lui échappe et qu'il doit ressaisir en la traduisant dans une langue nouvelle. C'est à cette dernière catégorie qu'appartient Baudelaire – d'où son souci constant de définir les termes qu’il emploie (« chic », « poncif », « grand »).

S’aventurer sur le terrain de la critique, au XIXe siècle, n'était pas aussi évidente qu'à l'ère des réseaux sociaux. La question de la légitimité de la critique et des compétences requises pour parler peinture était décisive. Or, non seulement les artistes se querellaient avec les critiques pour l'octroi d'un tel droit, mais encore les critiques eux-mêmes se querellaient pour déterminer les commentaires les plus légitimes, selon qu'ils évaluaient les œuvres en fonction des techniques picturales ou en fonction de leur signification pour l'époque.

Critique et poésie mêlées

C'est dans ce contexte que s'ouvre la carrière de Baudelaire – de là ses saillies, son ironie et son cynisme. Le poète  emprunte un temps les codes de la profession de critique : arpentant les salons, il écrit quelques feuilletons, comme on le fait habituellement (récit de l'ouverture du salon puis des querelles qui l'entourent, description des peintures, révélation de quelques surprises mais aussi de quelques erreurs de peintres), qui se terminent la plupart du temps par l'expression d'une certaine lassitude devant l’aspect répétitif de la tâche.

Très vite, il s'affranchit des règles du jeu de cette profession. Le jeune écrivain se lance alors dans la création d’un langage hybride. Il apprend à décrire la matière et les effets du pinceau avec une grande exactitude, sans pour autant céder à la facilité rhétorique et aux effets de discours. Au demeurant, il impose que la publication de ces écrits se fassent sous la forme d'un livre et non de feuilletons dans les journaux.

Le fait que Baudelaire ne soit pas critique de profession, qu'il soit poète avant tout, a son importance. Ce qu’il propose relève davantage d'une réflexion de fond sur la peinture, soutenue par les moyens conjoints de la poésie et de l’esthétique. Et Julien Zanetta défend l’idée qu'il s’agit bien de moyens conjoints, de l’imbrication de deux perspectives qui s’alimentent réciproquement. Il est même possible, selon lui, de montrer que la poésie et la critique chez Baudelaire s’ordonnent en un rapport de compensation réciproque.

De la vertu du poncif et du barbouillage

La critique d’art de Baudelaire s'articule autour de ce qu’on appelle un « poncif » (ces phrases qui perdent de leur intensité et de leur intérêt au fur et à mesure de leur usage). Malgré la lassitude qui s'exprime à travers le poncif, Baudelaire en fait un usage positif : il lui fait jouer le rôle de l’ingénue apparence de l’originalité qui révèle le peintre ignorant et le spectateur crédule. Car le poncif n'a de sens qu'au sein d'un système de valeur convenionnel ; or, Baudelaire s'amuse à adopter le point de vue de celu qui n'aurait aucune connaissance de cette convention.

C'est cette stratégie que l'auteur identifie dans le poème « Les Vocations », tiré du Spleen de Paris : un jeune garçon y raconte à ses camarades les impressions qu'il a ressenties lors d’une soirée au théâtre, et aspire à en intégrer les codes. Julien Zanetta étend son analyse au recueil en général, puisque le Spleen de Paris traite cette ville comme une vaste scène de théâtre fonctionnant selon des règles précises et à propos desquelles le spectateur a quelques attentes. Le poncif le plus courant sur la scène urbaine se donne à lire sous forme d'un type, toujours immédiatement identifiable, qui finit par être ennuyeux à force de répétition. C’est alors que Baudelaire peut détourner le poncif en une critique interrogeant le spectateur façonné par ses habitudes – et par là même le lecteur, placé dans la même situation.

Mais le poncif n'est pas la seule notion négative dont Baudelaire retourne le sens : ses écrits sont pleins de « barbarisme », de « sauvagerie », ou encore de « barbouillage » – terme emprunté aux imprimeurs, qui désigne ceux qui gâchent l'encre. Le lexique qu'il mobilise dans sa critique d'art s'enrichit également de vocables composant son univers poétique. Ainsi des adjectifs tactiles (« dur », « sec », « doux », « solide »), mais aussi de termes empruntant aux sens du goût, de l’ouïe ou de l’odorat, comme l'avait déjà fait Denis Diderot un siècle auparavant.

Baudelaire applique cette palette de significations à tel ou tel peintre, à telle ou telle technique qu'il rencontre dans les salons. Par exemple, il s'intéresse à la technique de l’eau-forte, qui prend parfois de court la maîtrise de l’artiste. Mais Julien Zanetta ne cherche pas à dresser la liste exhaustive de ces analyses ; il se contente de quelques exemples précis, particulièrement représentatifs de ses jugements, en offrant au lecteur les appuis picturaux nécessaires à leur compréhension. On saisit ainsi ce qui a pu motiver les éloges de la peinture d'Eugène Boudin, ou encore la complexité des réflexions sur les dessins de Victor Hugo, qui mêlent le gribouillage et le hasard.

L'auteur remarque que Baudelaire, en graphologue attentif, manifeste un souci particulier de ses propres « brouillons ». Chez lui, l’économie du trait doit être précise, au même titre que l’effet voulu par le peintre doit être déterminé. De manière générale, il considère que le temps de la conception est aussi important que celui de la réalisation : plus un artiste pense son œuvre en amont, plus il gagne en sûreté et en efficacité, plus il évite le barbouillage et la surcharge maladroite.

L’hôpital de la peinture

Dans son effort pour distinguer la « bonne » de la « mauvaise » peinture, Baudelaire élabore la notion d'« hôpital de la peinture », qui donne son titre à l'ouvrage de Julien Zanetta. Il s'agit par là de rassembler – dans le but de les rectifier ou de les « soigner » – toutes les œuvres qui n'ont pas été retenues par la critique et la postérité, mais qui sont néanmoins nécessaires à la compréhension des jugements esthétiques : les peintures mal construites, les grands ratés, les travaux des élèves des grands peintres qui n’ont fait que couvrir des toiles sans composition, etc. C'est là que l'on rencontre, aux dires du poète, les tableaux d’Horace Vernet. C’est aussi dans cet hôpital que l'on trouve ce qu'il appelle dans un feuillet de son exil belge « la peinture municipale ».

En somme, la critique d’art de Baudelaire est en prise sur son époque. Elle n’hésite pas à désigner, héler, accuser ou cajoler les œuvres et les artistes. Elle divise comme elle regroupe, elle clive comme elle fonde communauté.