Les conférences données au cours du 33e Forum Philo Le Monde/Le Mans présentent à un large public les réflexions contemporaines sur l’unité apparente de la notion d’« humain ».

Ce recueil d’articles est issu du 33e Forum Philo Le Monde/Le Mans dont le thème, inspiré par des lycéens, était « l’humain ». Il s’ouvre sur une phrase du philosophe Étienne Bimbenet qui donne l’orientation générale de la discussion : « Il est assez frappant de voir que l’humain se cherche aujourd’hui à la limite de lui-même ».

Ayant traditionnellement été placé au cœur d’un anthropocentrisme philosophique qui en soulignait la singularité absolue, l’humain se trouve en effet inquiété par les recherches récentes en anthropologie, en éthologie, en histoire ou encore en droit. La mise en évidence de la sensibilité des animaux voire des végétaux et la remise en question de la coupure entre nature et culture a fragilisé les contours de l’humain tels qu’ils avaient été établis philosophiquement depuis plusieurs siècles.

Une consistance incompressible de l’humain

Le premier mérite des différentes contributions rassemblées dans l’ouvrage consiste à rappeler que le concept même d’humanité a une histoire. Dans la tradition philosophique classique, il apparaît comme l’intermédiaire entre le dieu et la bête ou bien, dans une perspective religieuse, comme la créature élue par le Créateur. En somme, il s’agit toujours de penser l’humain en tant que singularité dans le monde naturel, et notamment par opposition avec la figure de l’animal.

Mais la même logique qui consiste à définir l’humain sur la base d’une échelle des êtres au sein de laquelle il occupe toujours le rang supérieur a également conduit à opérer, dans des desseins politiques, des distinctions entre les sexes ou les « races », réservant le privilège de l’« humanité » à certains individus seulement. C’est cet ensemble de distinctions (extérieures, entre les humains et les non-humains ou intérieures, entre les sexes ou entre les « races ») et de hiérarchies que les interrogations contemporaines sur les limites de l’humain cherchent à déstabiliser.

Pour autant, les auteurs insistent sur ce qu’on peut appeler « la consistance incompressible de l’humain ». D’une part, le fait de reconnaître que l’humain appartient de manière indiscutable au règne animal, cela ne signifie pas qu’aucune particularité ne doive lui être reconnu. Ainsi, nul ne peut passer sous silence, comme s’il était négligeable, l’univers culturel et social complexe de l’être humain.

D’autre part, il serait illusoire de défendre par exemple les droits des animaux sans admettre que l’humain est le seul à pouvoir poser des droits, ou de croire que la technique pourrait dépasser la condition humaine vers un transhumanisme fantasmé sans voir que les machines ne sont jamais indépendantes de l’humain. En somme, notre appartenance à l’humanité est la condition de notre auto-centrement et l’humain ne va pas sans une certaine construction de lui-même. Il convient donc d’aborder de manière critique le « biocentrisme » ou le « technocentrisme », qui refusent toute singularité à l’humain, tout autant que l’anthropocentrisme, qui lui en accorde trop.

Une plasticité humaine 

De manière générale, l’erreur vient de l’essentialisation (de l’humain ou de ce qu’il n’est pas). Car en déterminant une essence, on généralise une forme particulière de l’humanité et on exclut par là même toutes les formes qui en diffèrent. C’est ainsi que certaines « races » (les Noirs, les amérindiens), sexe (les femmes) ou espèces (les animaux) se sont trouvés relégués à des catégories inférieures, non-humaines ou sous-humaines.

À l’inverse, reconnaître une humanité plurielle, susceptible d’être reconnue derrière différents représentants implique d’accepter une forme de plasticité humaine. Plutôt que d’« être humain », il faudrait donc parler de « devenir humain », comme le propose la psychanalyste Élisabeth Roudinesco dans sa contribution. Or, c’est sans doute parce qu’on a toujours envisagé l’humain sous la forme d’une essence éternelle (et supérieure) que nous sommes demeurés aveugles à la multiplicité de ses formes.

Parler de plasticité de l’humanité, c’est reconnaître que tout ne cesse de bouger à l’intérieur des frontières supposées de l’« humain » ; c’est comprendre que cette catégorie admet des réorientations constantes et que nous avons à réinventer inlassablement des cheminements entre ses différentes formes qui se croisent. En ce sens, Donatien Grau parle joliment de « pollinisation » réciproque des vies, des existences et des cultures.

C’est non moins joliment que Andrea Marcolongo reprend la lecture de l’Énéide de Virgile pour prolonger cette thématique de la plasticité. Le héros Énée, rescapé de la Guerre de Troie, qui est en quête du lieu où refonder sa patrie après son anéantissement, incarne cet humain allant de l’avant, continuant de chercher et de construire inlassablement la communauté à laquelle il souhaite adhérer et à laquelle il reconnaît son appartenance.

C’est encore dans cette perspective que s’inscrivent les différentes communications où se trouve évoquée la question des communautés, notamment religieuses, qui s’articulent autour d’une signification singulière donnée à la mort — et des rites funéraires pluriels qui l’accompagnent.

L’humain et l’inhumain

Outre ces perspectives, qui s’appuient à la fois sur un examen historique du concept d’humain (sa construction traditionnelle comme sa déconstruction plus récente) et sur ses conséquences pratiques et politiques, on trouve dans l’ouvrage une réflexion percutante sur les rapports de l’humain et de l’inhumain. Souvent associée à une attitude « animale » ou bestiale, l’inhumanité est encore une manière d’être humain.

Ainsi l’intervention de Patricia Eichel-Lojkine portant sur Jean de Léry témoigne de la manière dont, au XVIe siècle, un pouvoir peut affamer une population et produire de l’inhumanité. Il répond à la question : peut-on être humain — ou rester humain — malgré la faim ?

Dans un autre article, de la main de Marie-Françoise Sales, c’est la question du sourire qui soulève cette interrogation : que disent les sourires de la singularité de l'humain relativement aux autres êtres vivants ? Conçus comme illumination du visage, ils sont synonymes de bonté et de responsabilité morale vis-à-vis des autres êtres humains ; mais lorsqu'ils disparaissent — comme sur le visage du tyan, par exemple —, ils deviennent par leur absence la figure même de l'inhumain.

Ces explorations des thématiques de la cruauté, de l’enfermement, de l’anéantissement, etc. conduisent les auteurs jusqu’aux camps d’extermination, aux génocides et aux comportements des soldats durant la guerre, c’est-à-dire des préoccupations qui ont traversé tout le XXe siècle et relativement auxquelles nous avons des choses à reprendre.

Un fil rouge traverse ainsi l’ensemble de l’ouvrage : l’exploration du visage de l’Autre — ou des visages pluriels de l’humain. Il nous invite à mesurer la fragilité de nos définitions de l’humanité et ainsi à admettre la vulnérabilité des humains qui la composent.