À trop multiplier les références, ce livre finit par rendre sa thèse insaisissable. Le sujet aurait dû être traité pour lui-même.

Ce livre propose un projet neuf et ambitieux : il y aurait une "philosophie du dandysme" que les spécialistes de la question auraient assez uniformément négligée. Celle-ci peut, selon l’auteur, tenir en une formule d’Oscar Wilde : "L’âme et le corps, le corps et l’âme — quel mystère en eux ! Il y a de l’animalité dans l’âme, et le corps a ses moments de spiritualité. Les sens sont capables de raffiner, et l’intellect est capable de dégrader. Qui peut dire où s’arrête l’élan charnel, où commence l’élan psychique ?"   . Le dandysme serait donc, philosophiquement, une certaine manière d’approcher l’union du corps et de l’esprit.

Quiconque a un peu fréquenté Descartes, les objections et les réponses que philosophes et théologiens ont fait à ses Méditations, ou toute la philosophie du XVIIIe siècle, sera sans doute tenté de dire qu’une telle définition pourrait s’appliquer à tous les auteurs qui pratiquent la critique du cartésianisme : très évidemment à Gassendi ou à Condillac, sans doute aussi à Locke et à beaucoup d’autres, qui s’emploient à penser l’humain autrement que dans l’opposition de deux substances inconciliables. Tous ces philosophes seraient-ils donc des dandies avant la lettre ou des dandies sans le savoir ? On ne le saura pas, car le livre, tout en proclamant que le cœur de la philosophie du dandysme est là, laisse ce point à ses marges et prend résolument une autre route.

Une fois évoquée l’obscurité du terme "dandysme", Schiffer nous place, pour savoir qui est dandy, face à une alternative : où nous l’entendrions au sens restreint (Brummell-principe et tous les autres : copies) ; où nous pourrions l’entendre au sens large (tous dandys, à divers titres). Entre ces deux options, Schiffer choisit résolument la deuxième, car de Brummell, il ne sera guère question, sinon dans les dernières pages. Quelle méthode propose Schiffer, à partir de là ? Une suite en quatre tableaux, consacrés successivement à une "suite athéologique"   , Kierkegaard   , Nietzsche   , puis Wilde et Baudelaire traités ensemble dans une "métaphysique du dandysme"   . Or, que contiennent ces différentes parties ? Des réflexions sur la mort de Dieu, sur l’esthète et l’artiste : un pêle-mêle que, dans le style même de l’auteur, on pourrait qualifier d’invraisemblable et grandiloquent.

Pour tout dire, le présent lecteur s’est souvent senti accablé par ce patchwork de réflexions, le plus souvent assorties de mentions valorisantes. Citons, glanées au hasard des pages : Mon Cœur mis à nu de Baudelaire ("émouvant"), De Profundis de Wilde ("poignant"), les Diaboliques de Barbey ("poignants"), l’À rebours de Huysmans ("non moins fascinant"), la Critique de la raison pure de Kant ("aussi magistrale que définitive")… C’est un véritable défilé de satisfecits qui pleut à chaque page (les amateurs seront heureux d’apprendre que Marcel Proust parlait "si magnifiquement bien" du temps perdu). Schiffer aime écrire et tutoyer les grands, mais cela engage-t-il à penser ?

On voudrait bien en effet s’engager avec lui dans une discussion sur le fond. Mais la thèse du livre est insaisissable sinon sous la forme vague du couple "spiritualisation du corps et matérialisation de l’âme", dont on ne voit pas en quoi cela formerait l’essence du dandysme. Au lieu de cela, on est arrêté à chaque ligne par une véritable manie de l’attribution de médailles, qui n’épargne pas les auteurs plus récents : Derrida ("elliptique"), Heidegger ("aride mais incisif") ; un premier ouvrage de Marc Jimenez est qualifié d’"excellent" et un second de "non moins formidable" ; le Baudelaire de Sartre est gratifié d’un "splendide" et son Saint Genet d’un "non moins superbe"… C’est encore sans compter les pages qui accumulent en vrac Onfray, Ferry et Deleuze… N’en jetez plus ! On veut bien croire qu’à citer tant de philosophes, l’auteur l’est certainement un peu et que son livre nous donne assurément une "philosophie" !

C’est à voir, pourtant. Je ne sais qui a choisi le titre et il est assurément très beau. Véritable "proxénète du livre" selon l’expression de Furetière, ce titre-là donne envie de lire et d’acheter le volume. Mais on ne saurait trop mettre en garde le lecteur : car il porte entièrement à faux. Car de dandysme, il n’en est que rarement question au fil de ces pages à la fois pompeuses et dilettantes. Peut-être les lecteurs intéressés par Kierkegaard ou Nietzsche y trouveront leur compte, mais les admirateurs de Brummell en seront pour leur argent.

On leur conseillera donc de revenir à des ouvrages et des travaux classiques véritablement consacrés à la question du dandysme. C’est en effet dans les passages où Schiffer les cite, qu’on trouve évoqués les caractères traditionnels du dandy : la dualité entre l’art et la vie ; le mépris parfois affiché et l’ironie langagière qui confine parfois au cynisme ; la maîtrise de soi ; le refus de la vulgarité ; la supériorité aristocratique…  Le présent lecteur doit donc, au terme de cette recension, avouer qu’il est resté désespérément en dehors de ce livre. Que pour sa part, il préfère toujours renvoyer, sur le dandysme et sa philosophie, à l’important livre de l’historienne Françoise Coblence, plein de notations qui vont philosophiquement au cœur du sujet   . Ou, pour ceux qu’une compréhension du dandy au sens large n’effraie pas, aux quelques pages de La Projection du monde, où Stanley Cavell a brossé le portrait de Bogart et des cow-boys de John Ford en éternels dandies, posant pour nous, dans le film L’homme qui tua Liberty Valance, la question de la "valence de la liberté".