Comment faire la biographie d’un homme qui cherche à tromper son monde ? Un Algérien du XIXe siècle, spécialiste en désinformation, contraint son historien à se poser la question.

Étrange carrière que celle de Messaoud Djebari, Algérien de la fin du XIXe siècle qui, de l’Afrique du Nord à la France métropolitaine en passant par l’Afrique de l’Ouest, a réussi à faire parler de lui au sein des administrations coloniales comme des grands journaux parisiens pour des scoops dont il est le seul détenteur… parce qu’ils sont issus de son imagination.

C’est la vie de ce baroudeur de l’information, brièvement célèbre en son temps et depuis totalement oublié, que propose de reconstituer, dans son premier livre en français, l’historien Arthur Asseraf, associate professor à l’Université de Cambridge et spécialiste de l’Afrique du Nord colonisée. Un personnage si extravagant et inclassable que Djebari ne pouvait donner qu’un livre déroutant, aux multiples facettes et dont la forme mute au fur et à mesure de la lecture.

Trouver sa place dans un monde colonial

Messaoud Djebari est toujours là où on ne l’attend pas. La première fois qu’il fait parler de lui, c’est en 1881, quand il apparaît subitement dans les archives en tant que membre d’une très mystérieuse société islamique secrète dans l’Est de l’Algérie, suspectée de vouloir venir en aide à Tunis alors menacée par la France. L’administration coloniale, prompte à voir des complots, particulièrement quand l’islam est impliqué, diligente une enquête qui conduit à l’arrestation de Djebari et de plusieurs dignitaires musulmans. Or, cette société secrète ne semble pas exister autre part que dans le compte-rendu d’une de ses réunions… dont Djebari est l’auteur. Le doute est une première fois permis. Mais l’histoire se répète, à au moins deux reprises.

Onze ans plus tard, alors qu’il est entre-temps devenu interprète militaire dans une Tunisie désormais colonisée, l’Algérien se voit confier une mission de renseignement au « Soudan nigérien et tchadien », financée par le ministère de la Guerre. Il mène bel et bien cette expédition, entre 1892 et 1894, mais le rapport qu’il a rechigné à remettre aux autorités se révèle très décevant et rempli d’incohérences. Il prétend surtout s’être rendu en des lieux sans rapport avec sa mission, comme Tombouctou, où il lui était surtout impossible d’aller, d'un simple point de vue matériel. Ce voyage lui est plus profitable qu’à l’administration coloniale, car c’est lui qui lui permet d’accéder à une éphémère célébrité. À son retour, il affirme avoir rencontré des survivants de la mission Flatters, dont la disparition dans le Sahara en 1881 avait suscité un vif émoi. De conférences en articles, il connait son quart d’heure de gloire et devient la coqueluche du Tout-Paris, en même temps que « l’Algérien le plus célèbre du monde »   .

L’intrigant Algérien navigue avec plus ou moins de virtuosité au sein de ce monde colonial qu’il parvient parfois à tromper. Il cherche à tirer son épingle du jeu en profitant des espaces interstitiels laissés libres par la domination coloniale. Entre l’Algérie, la Tunisie, l’Afrique de l’Ouest, les ports français et la capitale, il dessine une géographie coloniale vivante et connectée, qui permet de décloisonner l’histoire coloniale. Il incarne une catégorie qui intéresse depuis longtemps les historiens : celle des intermédiaires, interprètes (il maîtrise le français comme l’arabe) et autres truchements qui, à cheval entre deux mondes, parviennent à se construire une place à part. Mais Djebari est plus que cela. Loin d’être un simple fixeur « indigène » pour explorateurs européens, il se fait lui-même explorateur. Pas après pas, il vit une ascension sociale, qui est aussi une ascension coloniale. Né dans un milieu modeste, il parvient à être naturalisé citoyen français, un statut extrêmement rare pour les Algériens musulmans, et à s’allier par mariage à une prestigieuse famille de l’élite musulmane algérienne.

Chasse à l’homme dans les archives coloniales

Djebari est défini par les traces qu’il a pu laisser, et c’est justement parce qu’il a tenté de s’extraire d’une certaine condition sociale et coloniale qu’il est visible dans les archives coloniales ou dans la presse. Tout ce qui au contraire fait de lui un homme banal, musulman d’Algérie aux origines modestes, échappe à la reconstitution. Les hommes du passé ne sont pas égaux face aux archives, et Djebari n’est pas le Pinagot ressuscité par Alain Corbin. Sa jeunesse, sa carrière militaire, une grande partie de sa vie privée et surtout ce qu’il devient après 1895 restent dans l’ombre ; la date de sa mort est de même impossible à retrouver. Les pièces redécouvertes forment un puzzle incomplet, où les vides sont parfois aussi intéressants que les pleins. Tout le mérite de l’historien est de ne pas avoir cherché à combler ces vides, sauf peut-être lorsqu’il tente, à travers les quelques écrits de Djebari, de reconstituer ses opinions politiques ou ses liens avec le réformisme musulman.

L’un des intérêts majeurs de cette biographie fragmentaire est de faire pénétrer le lecteur dans l’atelier de l’historien, lieu d’ordinaire très secret. Au récit des péripéties djebariennes s’ajoute celui des tribulations de l’historien qui mène une chasse à l’homme dans les archives ; un récit didactique pour quiconque n’a pas l’habitude de côtoyer les sources. Le lecteur suit Arthur Asseraf, depuis sa rencontre avec Djebari aux archives diplomatiques françaises en 2014 alors qu’il effectuait sa thèse, et découvre comment ce personnage, qui l’a immédiatement fasciné, a pris une place croissante, parfois envahissante, dans son existence. L’auteur ne cache pas tous les stratagèmes qu’il a dû mettre en place pour retrouver les traces de cet homme auquel personne (ou presque) ne s’était intéressé depuis plus d’un siècle, et narre les archives fréquentées en vain, les voyages retardés par la pandémie de coronavirus, la joie de découvrir un document d’archives exceptionnel, les tâtonnements et l’aide qu’il a pu recevoir. Le rôle du hasard et de la sérendipité dans la recherche n’en apparaît que plus évident, et ce d’autant plus à l’époque d’Internet, dont l’aide a été indispensable à l'enquêter. Les sites classiques comme Gallica (BnF) bien sûr, mais aussi des recherches sur Google lui ont permis, de fil en aiguille, de site en site, de retrouver des morceaux de vie de Djebari. Internet transforme la pratique de l’histoire, qu’il rend plus aisée depuis chez soi, voire depuis son lit.

Ce que la colonisation fait à la vérité

Messaoud Djebari est un sujet historique singulier. Son rapport trouble à la vérité permet de réfléchir au statut de celle-ci en situation coloniale, ainsi que dans les archives. Djebari se joue de la vérité, il parvient à construire celle qui lui convient, à la compléter selon les besoins, selon le moment, et sait adapter son discours selon le destinataire. Il contraint les autorités coloniales, les journalistes et les commentateurs à débusquer ses erreurs et ses incohérences. L’historien, qui confesse une gêne à devoir se poser exactement les mêmes questions que les administrateurs coloniaux, doit à son tour mener ce fact-checking pour discerner le vrai et le faux. Toute la difficulté vient du fait que Djebari n’est pas un complet mythomane et dit parfois la vérité.

Son cas particulier permet justement de penser la frontière entre le vrai et le faux. Arthur Asseraf, qui est spécialiste de l’histoire de l’information dans le contexte de l’Afrique du Nord colonisée, étudie à travers Djebari comment sont construites la vérité et la crédibilité à la Belle Époque. Un Algérien colonisé doit faire avec des logiques de racialisation qui mettent en doute la moindre de ses paroles du fait de son statut, mais qui d’un autre côté peut lui reconnaître une forme de légitimité comme informateur s’il revêt le costume du « parfait Arabe », ou s'il sait jouer avec les codes attendus d’un grand explorateur.

Djebari évolue également à une période d’âge d’or pour la presse, qui entretient souvent des rapports difficiles avec la vérité. Les nombreux titres qui naissent à la fin du siècle sont à la recherche des manchettes les plus sensationnelles, quitte à, parfois, s’arranger avec les faits. Djebari, qui n’agit pas autrement avec son scoop sur la mission Flatters, est comparé par Arthur Asseraf à Georges Duroy, le Bel-Ami de Maupassant. Il manipule la réalité et désinforme l’administration coloniale, ses lecteurs et ses auditeurs, peut-être par intérêt personnel, mais surtout pour faire parler de lui — et il y est parvenu, puisqu’un livre lui est aujourd’hui consacré. Il flotte aussi autour de lui un parfum de scandale, et il divise : les djebaristes qui le défendent et le croient font face aux anti-djebaristes qui ne voient en lui qu’un imposteur.

Portrait du colonisé et de son historien

Dans lequel de ces deux camps Arthur Asseraf se classe-t-il ? L’historien ne cache pas toute la peine qu’il a eue à appréhender le personnage. De la même façon qu’il laisse voir le travail d’archives, il reconstitue la genèse du livre que le lecteur tient entre ses mains. Fallait-il faire de Djebari le sujet d’un article, d’une conférence, d’un ouvrage à part entière ? Aucune forme ne semblait convenir à un personnage aussi fuyant. Comment écrire sur un homme dont la vie n’est que partiellement connue, et qui précisément se joue de la vérité ? La forme biographique ne comportait-elle pas également le risque de transformer Djebari en héros, pour contrebalancer le portrait négatif dessiné par les sources coloniales ? Arthur Asseraf a dénoué ces dilemmes en choisissant justement de partager ses doutes et les cheminements de son écriture, pour mieux déjouer le piège de l’affirmation que Djebari lui tendait à travers les décennies. Cette concordance entre le fond et la forme contribue à rendre agréable la lecture de cette étude.

Arthur Asseraf a mis beaucoup de lui-même dans cette biographie, ce qui lui permet d’interroger sa fascination, ambivalente, pour Messaoud Djebari. Intrigué par son parcours et son inventivité, il est également gêné par son antisémitisme latent, dans une France et une Algérie de la fin du XIXe siècle où ces idées sont communes. Arthur Asseraf regrette que les historiens soient encore trop réticents, non seulement à l’idée de préciser dans leurs travaux d’où ils parlent, mais aussi à dire les effets de leur recherche sur leur personne et sur leur conception de l’histoire, comme éthique et comme méthode. Djebari lui permet de réfléchir à son histoire familiale, lui qui descend par son père d’une famille juive algérienne, ayant bénéficié en 1870 de la naturalisation collective des Juifs d’Algérie, naturalisation à laquelle Djebari a prétendu peu après par une autre voie.

Pour cette raison Arthur Asseraf a cherché dans ce livre à exploiter les différences entre Djebari et lui-même : « J’essaie d’écrire quelque chose qui ne relève ni de l’enquête dépersonnalisée ni de la recherche sur moi-même, mais une réflexion sur la différence entre lui et moi »   . Il en résulte un dialogue nécessairement à sens unique, qui permet de suivre l’historien sur la piste de sa proie, mais aussi l’inversion du rapport de force dans une sorte de syndrome de Stockholm du biographe, que ce livre permet d’exorciser. Hier comme aujourd’hui, Djebari ne laisse personne indifférent, surtout pas son historien.