Par cette nouvelle édition de nouvelles traductions, le lecteur francophone trouvera les textes fondateurs du taoïsme : le Lie zi, le Lao zi et le Zhuang zi.

« Je ne sais même pas si c'est le vent qui me chevauche ou moi qui chevauche le vent » (Lie zi). Les trois textes réunis ici pourraient se résumer ainsi : personne à blâmer, sinon soi. On donne pour reprendre, on laisse à entendre pour mieux décevoir. On s’en lave les mains. On s’endort la tête dans le sable. On travaille pour oublier, on ment, on ment. Tout est dit. Tout est là, et c'est contre quoi la sagesse taoistre s'insurge face à notre vulnérabilité.

Vivre en harmonie avec le Tao

Le Traité du Vide Parfait, aussi connu sous le nom de Lie zi, est sont doute le plus intéressant. Il s'agit d'un ensemble de textes anciens chinois, précédant ou écrits sous la dynastie des Han, et compilés supposément par Lie Yu Kou. Au-delà des querelles historiques quant à ses origines, ce texte est l'un des trois écrits les plus importants et fondateurs du Taoïsme, avec le Lao zi et le Zhuang zi qui précèdent le Lie zi dans cette édition.

Cette oeuvre se démarque remarquablement des deux autres, non seulement par sa structure plus claire et accessible, mais aussi la nature de son contenu, qui, s'il approche les mêmes concepts, ramasse les problèmes identiques de manière beaucoup plus simple. En effet, là où le Tao Te Ching forme un ensemble poétique plutôt abscond et où le Zhuang zi adopte une ironie parfois déstabilisante, le Lie zi se base au contraire sur un ensemble de petits contes, d'histoires courtes et simples, de fables qui succèdent les unes aux autres, chacune illustrant un point important pour mieux comprendre ce qu'implique vivre en harmonie avec le Tao.

Cependant, le texte le plus probant pour un lecteur peu au fait du Taoisme et qui voudrait le comprendre est sans doute le Zhuang zi. Retrouver l’harmonie avec le monde, le contact spontané avec ce qui nous entoure, est l’ambition du texte. Mais contrairement aux deux autres textes fondateurs, celui-ci est plus coruscant.

Il est l'oeuvre d'un auteur qui vécut bel et bien, au IVe siècle av. n. è., dans le pays de Chu, en Chine. Il occupe d’abord un emploi subalterne de fonctionnaire, avant de se retirer du monde, bénéficiant d'une réputation de personnage excentrique. Son œuvre en prose est composée de saynètes spirituelles et parfois drôles, qui illustrent le thème majeur du taoïsme : la fusion avec le Tao, « Voie », matrice et principe ultime d’un univers en perpétuel mouvement. Il s’agit de se fondre dans la nature, d’épouser l’ordre des choses au lieu de chercher à le transformer.

Zhuang zi reste le critique féroce de l’intellect et du langage, qui en découpent arbitrairement la réalité et donnent l’illusion de la maîtriser, mais de fait ne font que brouiller l’expérience immédiate du monde et de l'existence. En ce sens, des trois textes, il est le plus contemporain. L'auteur évoque souvent la justesse pratique des artisans dont le savoir-faire est si ancien et maîtrisé qu’il en semble « naturel », instinctif.

Ce nécessaire accord avec le monde suppose aussi de se détacher de ce qui égare et affecte. L'auteur est un libertaire, qui raille et dézingue la quête des honneurs et les ambitions politiques. Pour preuve, à des émissaires du roi de Chu qui viennent le trouver pour lui proposer un poste, il rétorque qu’il préfère rester dans la gadoue plutôt que de se rendre à la cour.

Ajoutons que pour lui, les émotions aussi doivent être maîtrisées. Venant de perdre sa femme, l'auteur explique que la mort est dans le prolongement de la vie, de la même manière que les saisons se succèdent.

Les limites des maîtres du Tao

Ces trois œuvres restent à ce titre une extraordinaire approche du corps et de l'esprit, et de ses dualités monothéistes. Pour les maîtres du Tao, le sage se doit de demeurer imperturbable. Zhuang zi le moqueur va néanmoins jusqu'à se dépeindre en sorte de Saint. Délivré de toute inquiétude, il est alors est doté de traits surnaturels : il entre dans l’eau sans être mouillé, ne frissonne pas quand il gèle, vole même dans les airs… C’est que lui a atteint la plénitude cosmique, l’unité tant recherchée avec le Tao. Là se mêlent rêve et réalité en une image concrète.

Le taoïsme devient une méthode et « une bouche atomique au ventre » : ces mots de Schopenhauer rappellent que le corps n'est pas une perdition, même si seule l'âme est sublime. Devant cette dualité, le taoïsme mise sur un autre arrangement qui verse l'un dans l'autre pour un accomplissement, là où la nature humaine égarée court trop souvent à sa perdition. L'exercice de l'humilité fait donc partie de la relève dont le Tao offre le salutaire saut.

C'est aussi à se demander, même on ne le pratiquoe pas, où nous serions si le Tao - plus réel à sa manière que la réalité, à la fois plus et moins spiritualisant que les pensées occidentales - avait complètement quitté le monde.