Pierre Delion témoigne de l'action et de la pensée du psychiatre Jean Oury, l'un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, longtemps à la tête de la célèbre clinique de la Borde.

Voici donc, de la part du psychiatre et psychanalyste Pierre Delion, un ouvrage de témoignage et, tout autant, un bel hommage. C'est à Jean Oury (1924-2014) qu'est dédié ce texte, psychiatre qui recueillit de la bouche de François Tosquelles juste avant sa disparition des mots plus qu'éloquents : « Ce truc-là, la psychothérapie institutionnelle, il faut que ça continue ».

Une psychiatrie « humaine »

Oury, donc : dans les pas de Tosquelles, le fondateur de la psychothérapie institutionnelle. Si les tentatives d'« humaniser » la psychiatrie ont précédé l’œuvre et l'action de Jean Oury, l'auteur des Onze heure du soir à la Borde n'a jamais cessé de combattre pour une psychiatrie qui ne déshumaniserait pas l'individu. Ce qui est ici en question, c'est l'interrogation fondamentale que Jean Oury ne manquait jamais d'invoquer : « Mais qu'est-ce que je fous là ? ».

Et « savoir ce que l'on fout-là » n'était autre, à ses yeux, que l'expression d'un engagement éthique et d'une position épistémologique. Être au service du patient, c'est d'abord réfléchir sur les « données immédiates de la conscience », autrement dit adopter une « attitude » phénoménologique. Mais c'est aussi se référer à l'anthropologie, à la psychanalyse, à la philosophie, en bref à toutes disciplines donnant la possibilité de « rencontrer » le patient, sans céder pour autant à la moindre compromission. Oury se mettait sans réserve à l'écoute de ses malades, mais pouvait aussi congédier abruptement ceux qu'il ressentait intrusifs.

Des rencontres

Pour nous sensibiliser à la position théorico-clinique de Jean Oury, Pierre Delion évoque ceux dont la rencontre a marqué son existence de psychiatre. Certains noms peu connus du public ont cependant « compté » : Horace Torrubia, Hélène Chagneau, Philippe Rappart, Marie-Françoise Leroux, Lucien Martin…

Sans doute connaît-on plus des psychiatres comme Roger Gentis (1928-2019) ou Jean Ayme (auteur des Chroniques de la psychiatrie publique à travers un syndicat), qui a créé avec lui un groupe de psychothérapie institutionnelle régional. Oury a aussi cheminé aux côtés d'Ajuriaguerra, promoteur de la pédo-psychiatrie, de Jacques Schotte (1928-2007), fondateur de l'anthropopsychiatrie en compagnie de Léopold Szondi (lui-même théoricien de la pathoanalyse), et de Binswanger, fondateur de la Daseinanalyse. 

Il entreprend une analyse avec Lacan après son passage à Saint-Alban (lieu de naissance de la psychothérapie institutionnelle) et il suit son enseignement dans le cadre de l'Ecole freudienne, avant de rencontrer véritablement Tosquelles à la clinique de la Borde, fondée en 1953 dans des conditions hors du commun : Tosquelles y avait emmené avec lui les patients qu'il avait jusqu'alors en charge dans une institution jugée par lui déshumanisante.

Oury rencontre également Félix Guattari (1930-1992) et l'invite à la Borde, sachant que le psychiatre qui a travaillé avec Deleuze entretient des rapports complexes et ambigus à la psychanalyse. Michel Balat et Vincento Fernando, enfin, ont nourri la réflexion de Jean Oury en apportant des éléments théoriques, le premier à travers ses travaux sur les fondements sémiotiques de la psychanalyse (Freud, Lacan, Pierce), le second en déployant la pensée de Tosquelles dans ses interventions et dans ses ouvrages.

Le frère aîné de Jean, Fernand Oury (1920-1998), est pour sa part le fondateur de la pédagogie institutionnelle, lui dont Lacan déclara, à propos d'un ouvrage qu'il avait co-écrit avec Aïda Vasquez (Vers une pédagogie institutionnelle) : « J'ai rarement été aussi bien compris ». Si Freud et Lacan furent des références fondamentales pour Oury, il faut également préciser l'importance qu'eut pour lui l'oeuvre de M. Klein, de Bion, la psychanalyste anglaise ayant fourni le concept d'identification projective, là où Bion évoquait le statut thérapeutique des « petits groupes ».

Au-delà des psychiatres et psychanalystes, Jean Oury a aussi rencontré la pensée de philosophes en rapport avec l'existence, qu'il s'agisse de la philosophie de Kierkegaard, de la phénoménologie ontologique de Heidegger, de celle de Maldiney, disparu en 2013, et qui influença non seulement Oury, mais Jacques Schotte, Emmanuel Lévinas, le phénoménologue Marc Richir (1943-2015), des artistes, tels le poète André du Bouchet, ainsi que le peintre, graveur et sculpteur Pierre Tal Coat.

La psychiatrie, ça sert à quoi au juste ?

Dans ses chroniques de La Quinzaine littéraire (réunies en un volume par Erès, 2010), Roger Gentis souligne qu'Oury est un des psychiatres qui connaît le mieux au monde la problématique de la psychose, d'un point de vue clinique, psychopathologique et, surtout, thérapeutique. Oury y part à l'aventure, pouvant se livrer, avec ses patients, à une improvisation très « inventive ». La psychothérapie institutionnelle, en effet, a pour vocation de constituer une dynamique autour du patient, sous l'égide d'une phénoménologie du corps. Le contexte est toujours déterminant pour saisir la nature des manifestations pathologiques, ce que signale par exemple un texte comme « Le problème de la fatigue en milieu scolaire ».

Si Lacan parlait d'un traitement « possible » de la psychose, Oury et Tosquelles ont toujours parlé de l'accueil dont ils étaient redevables aux patients psychotiques. Dans les années 1970 déjà, Racamier, Diatkine, Lebovici et Paumelle avaient ouvert le débat sur les rapports entre psychose, psychanalyse et institution. Guattari et Deleuze, dans le droit fil de cette problématique, ont insisté plus particulièrement sur la subjectivation politique, alors que le questionnement d'Oury se veut plus nuancé : l'aliénation « mentale » - contrairement à ce que soutient l'anti-psychiatrie - n'est pas le simple reflet de l'aliénation sociale, qu'il convient néanmoins d'analyser finement pour saisir la nature du transfert. L'objectif de la psychothérapie institutionnelle est de réélaborer des concepts à valeur opératoire, autrement dit susceptibles de modifier la condition des malades.

Préalables à toute clinique des psychoses

Patrick Faugeras, dans ses « Conversations » avec Jean Oury (Jean Oury, Patrick Faugeras, Préalables à toute clinique des psychoses, Eres, 2012), montre comment le jeune médecin intéressé par la politique bifurque finalement vers la psychiatrie. Homme capable de s'engager dans un voyage odysséen avec ses malades, Oury accueille les schizophrènes comme les instituteurs, le comité de rédaction de la revue Institutions, et écrit lui-même des textes de poésie.

C'est dans cette atmosphère qu'il fonde de nouvelles métapsychologies, dans une clinique centrée sur la singularité du malade, et en observant l'injonction hippocratique « Eviter le pire, ne pas nuire ».  Il théorise à nouveaux frais les concepts-clefs des psychoses, à savoir « l'élan retenu », la dysrythmie, le forclusif, etc., phénomènes rendus « visibles » dans un milieu favorisant fortement le transfert.

C'est dans le cadre de la faculté de psychologie de Paris, de 1984 à 1986, enfin, que Jean Oury aborde les symptômes primaires de la schizophrénie, en affiliant indissolublement la psychiatrie à la psychanalyse. De surcroît, Oury rend compte de la schizophrénie en recourant à des ordres infra-langagiers, tel le « moment pathique » (Maldiney et Straus). Ces malades souffrent de troubles du « corps en apparition » (Szutt), de l'émergence (Oury), de l'enforme, de l'incarnation (Pankow), du semblant (Lacan). À l'encontre de la pratique freudienne de l'« association libre », dans la cure analytique, Oury s'appuie sur le concept de « dissociation » pour élucider les manifestations schizophréniques.  La constellation transférentielle, ainsi, est autant du côté de l'institution (contre-transfert) que du côté du patient lui-même. Les malades ne sont pas des rats de laboratoire, et l'équipe tout entière est sollicitée dans leur abord.

Oury nous dit, avec Lacan, qu'il existe l'instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure. Et, avec Marx, qu'est venu le temps de transformer le monde. Oury, donc, celui qui prolonge « ce truc-là ».