Nicolas Poirier raconte l'éveil d'une vocation d'écrivain, montrant comment son intérêt pour quelques thèmes philosophiques et son goût pour l'écriture de soi ont fini par s'agencer.

Quel chercheur en humanités n’a pas rêvé d’être écrivain ? Après une thèse sur Castoriadis, Nicolas Poirier explique avoir éprouvé de plus en plus d’intérêt pour l’écriture de soi. D’où son choix, comme sujet d’Habilitation à diriger des recherches, du thème de l’exil et de son rôle dans le processus de création littéraire. 

Le mémoire de synthèse qu’il a rédigé à cette occasion allait ensuite éveiller, explique-t-il, un flux de souvenirs personnels, et le convaincre de rédiger – parallèlement à un recueil de fragments autobiographiques encore en chantier – un texte, qui aille au-delà de ce qui est requis dans un mémoire de synthèse pour prendre la forme singulière d’une « autoréflexion à visée pratique ».

L’indétermination et l’imagination, en lien avec la création, qui l’ont beaucoup occupé dans ses travaux sur Castoriadis et Lefort, sont ici mis en relation avec quelques expériences premières de l’enfance ou de l’adolescence de l’auteur. 

Son intérêt pour la création artistique et l’individualité créatrice, dans le prolongement de ses premiers travaux, allait l’amener à s’intéresser ensuite, de plus en plus, à la littérature moderne, tout d’abord sous la forme du roman et de la réflexivité romanesque. Cela devait l’amener à considérer également, si l’on reste dans le champ de la réflexion politique, le lien social à partir de cette individualité créatrice dans sa tension avec la sphère institutionnelle, dont la figure du spectateur au cinéma pouvait offrir une métaphore, et de s’intéresser à la relation entre l’individualisation-singularisation et les formes du lien social.

Mais Nicolas Poirier lie aussi le désir d’écrire, en ce qui le concerne, à la peur de la mort et, plus encore, au sentiment de révolte qu’il a pu éprouver à son encontre. L’influence d’Elias Canetti (Nicolas Poirier est aussi l'auteur d'un petit livre sur Canetti, Les métamorphoses contre la puissance) est ici déterminante lorsqu’il explique envisager l’écriture comme moyen de rendre hommage à tous les morts qui ont traversé sa vie.

Un nouveau thème allait ensuite s’imposer à lui : le lien entre l’exil et la création littéraire. Ce qui l’a conduit à lire plus systématiquement un ensemble d’écrivains modernes pour lequel ce thème semblait avoir une résonance particulière : « Les auteurs que j’étudiais ont tous en commun d’avoir fait l’expérience de la rupture, soit volontaire et assumée, soit contrainte et forcée, en réussissant à tirer de l’exil, malgré les déchirements inévitables, les ressources créatrices qui leur ont permis de se réaliser dans l’écriture pour devenir les artistes accomplis qu’ils souhaitaient être. »   . Avant de tenter d’inscrire ses pas dans les leurs…

 

Nonfiction : Pourriez-vous tout d’abord expliciter le statut de ce texte, qui tient à la fois du mémoire de synthèse, de l’autobiographie intellectuelle et, parfois, de l’essai littéraire ?

Nicolas Poirier : Ce texte relève d'un format hybride. J'ai rédigé en octobre et en novembre 2020 un mémoire de synthèse dans le cadre de mon Habilitation à diriger les recherches (HDR). C'était en quelque sorte un retour sur mon parcours intellectuel, une manière de faire le point sur ce que j'avais pu apporter au cours de quinze années d'écriture et de recherche dans le domaine de la philosophie, à travers mes livres, mes articles, ma participation à des colloques. J'étais dans une période de crise et je crois que la rédaction de ce mémoire a été le révélateur pour moi de cette crise, aussi bien personnelle qu'intellectuelle (les deux domaines sont à mon sens nécessairement liés). J'éprouvais un sentiment de saturation par rapport à la recherche en philosophie et au type d'écriture qui y est généralement pratiqué. Je voulais passer à une autre forme d'expression, de nature plus littéraire, à travers laquelle je chercherai à exprimer ce que je suis. Je voulais raconter mon devenir personnel, au-delà du parcours intellectuel qui avait été le mien, raconter ma vie, écrire une autobiographie, même si l'ambition peut sembler naïve ou prétentieuse.

Une fois mon mémoire de synthèse terminé (je l'ai rédigé extrêmement vite, avec un intérêt et un plaisir que je n'avais jamais rencontrés à ce point lors de la rédaction de mes précédents travaux) et mon Habilitation achevée (une HDR se compose d'un mémoire de synthèse, d'une sélection d'articles et d'un manuscrit inédit, qui portait, dans mon cas, sur le rapport entre l'exil et la création, plus particulièrement la création de soi à travers l'écriture autobiographique), je me suis mis à rédiger des fragments autobiographiques. J'insiste sur cette idée de fragments, car j'étais obsédé par le désir de donner une forme fragmentaire à ce récit de soi. Je voulais faire ressurgir certaines scènes de mon enfance et de mon adolescence, plus ou moins cachées, qui m'apparaissaient comme primordiales, sans chercher à les réunir de force dans un récit porté par une cohérence et une continuité forcées.

Quand j'ai parlé à Manuel Cervera-Marzal qui dirige la collection « L'atelier du chercheur », aux éditions du Bord de l'eau, des fragments autobiographiques que j'étais en train d'écrire, il m'a proposé d'en faire un texte hybride, où se mélangeraient les passages théoriques issus de mon mémoire de synthèse et les fragments autobiographiques. L'idée m'a semblé bonne mais j'étais tellement obsédé par le désir d'écrire un texte purement littéraire, sans aucune note de bas de page, sans aucune référence philosophique qu'au début cela fut difficile de m'y résoudre. Puis je me suis fait à l'idée, en réalisant que je voulais rompre trop rapidement avec ce que j'avais été. C'était d'autant plus bête qu'il y avait dans certains de ces fragments une réflexion philosophique, même si elle était développée de manière plus originale et plus personnelle que dans mes livres à proprement parler philosophiques. Je n'ai même pas eu besoin de trop réfléchir à la manière dont les fragments littéraires et les passages théoriques pouvaient s'articuler de la manière la plus naturelle possible. Cela s'est fait pour ainsi dire spontanément, au fil de l'écriture.

Manuel Cervera-Marzal avait raison : mon texte a gagné en profondeur sur tous les plans, les aspects respectivement littéraires et philosophiques sont devenus bien meilleurs, aboutissant à une forme d'écriture hybride, qui est peut-être au fond le style qui me correspond le mieux. Je considère que c'est mon meilleur livre, le plus personnel, celui où je pense avoir enfin réussi à trouver ma voix, dans la mesure où se trouve réunis en une synthèse « supérieure » deux dimensions de ma personnalité intellectuelle dont aucune ne devrait avoir un privilège sur l'autre. J'ai bien fait de ne pas céder à mon fantasme de littérature « pure » car c'est un travers aussi dangereux que celui de l'abstraction philosophique ou de la logique spéculative qui perd vite le fil de la vie.

C'est d'ailleurs l'un des problèmes des gens qui cherchent à écrire de la littérature, car très rapidement ils se trouvent confrontés à la question du style : pas seulement quoi écrire mais aussi (et surtout) comment l'écrire. Ce problème n'existe pas en philosophie, ou alors à une échelle moindre : le fond trouve plus facilement la forme qui lui convient, avec le risque, il est vrai, d'une écriture un peu « passe-partout » ou académique. Au contraire, quant on écrit « littérairement », on ne peut pas s'empêcher d'avoir en tête des modèles, des auteurs de référence, dont on devient vite les otages volontaires. Le risque est d'écrire « à la manière de », donc souvent moins bien, ou si l'on cherche à tout prix la singularité, de « sur-écrire » en mettant l'accent sur la seule forme, sans plus même faire attention à ce qu'on raconte. L'imitation ou l'originalité débridée fait encore plus de mal en littérature qu'en philosophie.

Si j'ai réussi enfin à écrire sur un mode « littéraire », c'est tout simplement que j'avais quelque chose à exprimer qui me semblait important, même si ça peut sembler prétentieux, et que de cette manière je suis parvenu à créer la forme qui va avec. En écrivant, j'ai oublié les auteurs que j'aimais, ou plus exactement, j'ai réussi à exprimer d'eux les traces qu'ils avaient laissé en moi, en particulier Canetti, sans le vouloir explicitement. 

Il est beaucoup question d’images dans ce livre, et ce de différentes manières. Quel rôle jouent-elles ici, comment faut-il le comprendre ?

Au moment où j'ai commencé à écrire mes fragments autobiographiques, j'avais déjà  trouvé le titre : Images sauvages. J'aime le terme « sauvage », qui vient en partie de Merleau-Ponty et de Lefort. Pour eux, l'être sauvage est ce qui n'est pas domesticable par les savoirs, les lois et les cadres institués. Il y a un lien également avec le « chaos » chez Castoriadis. Lorsque je parle d'images sauvages, je parle à la fois des images comme telles et du rapport que le sujet entretient avec elles. Il ne s'agit pas des images dûment identifiées qui circulent dans les mondes de l'art, même s'il y a des recoupements possibles, mais davantage des images comme créations de l'imagination radicale qui est celle du sujet, à la manière où Castoriadis en parle. Ces images sont produites par l'action créatrice du sujet à partir des images qui sont visibles dans l'espace public (pas seulement l'art, mais les médias également, les représentations immanentes dans lesquelles on est tous pris sans forcément y adhérer, plus largement toutes les influences).

Dans mon cas, j'ai voulu restituer quelque chose de mon imaginaire radical, de ma singularité imageante, en mettant au jours des schèmes apparus assez tôt dans l'enfance qui sont présents et se prolongent à travers la tentative qui est la mienne, dans ce livre, de donner forme aux images qui traversent ma psyché et que je cherche à exprimer ici avec un certain recul. Les images sauvages n'ont pas de lieu qui leur soit propre, elles viennent toujours d'ailleurs, en ce sens elles sont une manifestation possible des hétérotopies dont parle Foucault. Quitte à tomber dans le cliché, les images sauvages sont en quelque sorte des opérateurs de « déterritorialisation ».

Quant au rapport que le sujet entretient aux images, il est sauvage au sens où il ne peut en maîtriser le flux créateur et ne parvient à en retenir que des instantanés photographiques. Un professeur spécialisé dans l'esthétique et l'histoire de l'image est pris tout autant dans ce rapport de non-maîtrise à ce qui lui échappe dans son savoir que quelqu'un qui n'est pas savant dans ce domaine. L'enseignant doit maîtriser son savoir, mais il ne doit pas maîtriser sa propre maîtrise. De ce fait, ce qu'il transmet à un élève, c'est un savoir mais aussi un non-savoir. C'est à cette condition qu'il peut transmettre quelque chose : quelque chose lui échappe dans ce qu'il transmet et ce qui lui échappe échappe aussi à son élève. C'est précisément à partir de cette échappée que l'élève peut créer quelque chose d'autre que ce qui l'on lui a transmis : ce qui se transmet essentiellement, c'est cette part de non-transmissible.

Il y a une grande part d'autodidactie dans la création des images. C'est une évidence en photographie, où l'on a du mal à faire le partage entre un usage du médium photographique à finalité artistique et un usage du médium photographique professionnel ou ludique. En ce sens, les images sont anarchiques et sauvages, même lorsque le travail artistique les met en forme. Car même dans les œuvres d'art les plus classiques, affirme Merleau-Ponty, celles dont on dit qu'elles sont achevées, les significations ne sont jamais closes. Elles sont toujours à reprendre, à recomposer, à la fois par le geste novateur de l'artiste qui crée quelque chose de neuf dans son travail et par là transforme le sens de ses créations antérieures, et à travers le regard du public qui se réapproprie le sens d'une œuvre en des termes que ne pourra jamais anticiper l'artiste.

Après des travaux d’histoire de la philosophie politique consacrés à Castoriadis puis Lefort, vous vous êtes tourné dans le cadre de votre HDR vers la critique littéraire et particulièrement l’écriture autobiographique d’écrivains modernes dont la vie a été marquée par un exil contraint ou choisi. Il s’agissait pour vous, expliquez-vous, de creuser la question de la création artistique qui vous occupait depuis longtemps. Mais comment le thème de l’exil s’est-il imposé à vous ? Est-ce parce qu’il entrait en résonance avec des expériences que vous aviez vécues ?

Pour des raisons familiales, cette thématique de l'exil m'est devenue de plus en plus familière à mesure que le temps passait, ou plus exactement, il m'apparaissait de plus en plus nécessaire de réfléchir cet arrière-plan de ma vie, même si le terme d'exil n'est pas ici le plus adéquat. Je parlerai plutôt de flottement identitaire, d'un déphasage avec les coordonnées usuelles qui structurent généralement le rapport des individus à leur appartenance. Dans mon cas, je ne sentais pas avoir d'appartenance véritable : je n'ai jamais vraiment compris ce que signifie « appartenir à », j'ai toujours eu des difficultés avec le « nous » (je me retrouve dans ce que dit Derrida à ce sujet) et surtout avec l'extrême facilité qu'ont les personnes de se classer spontanément dans des « nous », sans que cela ne leur pose problème. Il devrait être plus difficile, à mon sens, de dire « nous ». Je fais bien sûr partie de collectifs, mais la plupart du temps c'est par nécessité, très peu par choix, ce que je recherche étant davantage de l'ordre des affinités secrètes ou de la complicité, c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas cadrable ou revendiquable au titre d'une appartenance identitaire.

Au départ, j'ai trouvé avec Castoriadis des manières de circuler entre le même et l'autre, entre l'identité et la différence, de manière à ne pas rester prisonnier de ce qu'il nomme la logique « ensembliste-identitaire ». Le fait que je fus attiré par un philosophe passé par l'exil ne tient à mon avis pas au hasard. Ce cheminement s'est poursuivi avec Canetti et ses « métamorphoses », un exilé lui aussi. Et puis il y avait la musique anglaise, ou encore, la littérature étrangère qui m'attirait beaucoup plus que la littérature française. Il y a certes là une singularité qu'il serait arbitraire d'ériger trop vite en modèle mais je pense vraiment que cette forme de singularisation est porteuse d'une exigence plus universelle – faire communauté et partager un destin commun sans jamais prétendre que cette destinée soit la forme par excellence d'un telos humain. J'ai assez vite eu, sans que je le thématise explicitement, une fibre cosmopolite, et de manière plus virulente, une sensibilité très anti-chauvine.

Plus largement, je suis absolument hostile au nationalisme, même sous ses formes euphémisées (comme le sentiment patriotique par exemple). Quoi qu'il arrive, je serai toujours du côté des exilés. De par ce que j'ai vécu au cours de mon enfance, j'ai une attirance pour l'étranger, notamment les noms étrangers, j'ai toujours éprouvé le souci de rester fidèle à cet étranger (ou mêmes à ces étrangers) qui a et ont peuplé mon enfance. Je me retrouve parfaitement dans des termes comme « entre-mondes » (Saïd), « extra-territorialité » (Kracauer, Musil), tout ce qui renvoie à des formes hybrides et métissées. L'idée d'un pouvoir inappropriable, qui doit rester une place vide (Lefort), d'une absence de fondement des sociétés (Castoriadis), je le ressentais dans ma propre vie, avec ce sentiment d'être privé de sol fondateur, ce que j'ai retrouvé bien plus tard, en lisant Doris Lessing, qui thématise ce sentiment sur un mode qui est davantage celui de l'individualité. Tous les auteurs que j'ai étudiés dans mon livre Exil et création de soi (Elias Canetti, Witold Gombrowicz, James Joyce, Doris Lessing, Klaus Mann, Vladimir Nabokov, Edward Saïd) ont en commun d'avoir vécu des formes diverses d'errance, d'avoir été contraints à des changements de vie soudains, la plupart du temps assumés et dans certains cas choisis et même revendiqués (particulièrement Gombrowicz, Joyce, Lessing). 

Finalement, vous mettez vos pas dans ceux des écrivains que vous avez étudiés : « En réfléchissant à ce que j’avais été, à ce que je devenais, j’inventais quelque chose de neuf, qui implique le désir d’écrire sur sa vie, ou plutôt à écrire sa vie, et, dans le même mouvement, à la récréer. », écrivez vous. On comprend à vous lire que l’impulsion initiale vous a été donnée par votre lecture des écrits autobiographiques d’Elias Canetti, mais comme en même temps vous vous êtes intéressé aux différents modes de création de soi par lesquels se distinguent les auteurs que vous avez étudiés, on pourrait être tenté de vous demander ce que vous en avez retiré dans chaque cas ?

Oui, Canetti est de ce point de vue l'auteur le plus important. Ce n'est pas un hasard si je lui consacre un chapitre de mon livre. La lecture de son autobiographie en trois tomes a été fondamentale pour moi. A partir de là, je me suis intéressé au genre autobiographique, ce qui dépasse de loin la vie des seuls écrivains, car je pense que n'importe quelle vie mérite d'être écrite. Et surtout, en travaillant sur tous ces auteurs, j'ai compris qu'il devenait impossible de séparer ce que j'écrivais et ce sur quoi je travaillais de ce que j'étais, de ce que j'avais vécu et de ce que je vivrai.

Alors il s'est produit un bouleversement en moi : j'ai éprouvé le désir d'écrire à mon tour un texte autobiographique. A ma manière, je voulais exprimer quelque chose de moi-même qui ferait écho aux destins de tous ces auteurs et à ce qu'ils en ont écrit. Ce fut plus fort que moi : au moment où je rédigeais mon mémoire de synthèse, je pensais très souvent, surtout dans les phases d'écriture, à ce que j'avais vécu, et très vite, cela s'est cristallisé dans un certain nombre de scènes et de moments importants de ma vie (même s'ils peuvent apparaître insignifiants) qu'il me fallait travailler à exprimer, à la fois pour moi-même mais aussi pour que le lecteur comprenne précisément le lien entre ma vie et ma pensée.

En fait, à travers ce livre autobiographique, j'ai souhaité devenir ce que j'ai peut-être échoué à être auparavant, à savoir un écrivain. Je voulais me recréer en tant  qu'artiste (même si le terme ne convient pas, il est à la fois trop vague et trop précis) et sortir de la forme de subjectivation qui avait été la mienne, en tant que philosophie, comme chercheur, mais également comme enseignant. Je voulais inaugurer quelque chose de neuf, recommencer en quelque sorte ma vie, en revenant à ce moment d'indétermination où l'adolescence bascule dans l'âge adulte, où rien n'est encore joué et où l'on se cherche sans trop savoir où l'on va, dans la conscience qu'il faut rompre avec le monde tel qu'il est institué et créer quelque chose qui nous soit propre, même si cela ne produit pas forcément des choses très intéressantes sur le moment.

A l'âge de vingt ans, j'ai commencé à m'intéresser de près à la philosophie et à la littérature, je voulais devenir en quelque sorte un mélange de philosophe et d'écrivain, c'est-à-dire un intellectuel. Mes premières références furent Sartre et Camus. Ce qui me plaisait chez eux, au-delà de ce qu'ils écrivaient, c'est qu'ils m'apparaissaient comme écrivant ce qu'ils avaient envie d'écrire sans souci d'ordre académique et professionnel, à mes yeux ils vivaient de leur création et de leur potentiel créatif et pour moi, ils incarnaient le contraire d'une vie répétitive et ennuyeuse dans le cadre d'un travail auquel on s'astreint seulement par nécessité. C'est en grande partie faux, Sartre et Camus ont évidemment du composer avec le monde tel qu'il était, et ils ont du accepter de passer des compromis avec la réalité instituée du monde littéraire et intellectuel, mais à l'époque cette illusion fut pour moi très féconde. En fait ce qui me plaisait le plus chez eux, c'était leur personnalité et leur manière d'être, davantage même que le contenu de ce qu'ils écrivaient, bien que ce contenu ait été important également – l'absurde et son dépassement dans la révolte (Camus) ou dans un projet existentiel (Sartre).

Il faut ajouter un point d'une grande importance. A l'adolescence, j'ai découvert la musique anglaise, le post-punk, et cette découverte a été pour moi déterminante. Au-delà des groupes eux-mêmes, le post-punk était une forme de romantisme qui plaisait aux adolescents des années 1980 car c'était une manière à la fois esthétique et radicale qui s'offrait pour eux de rompre avec ce qui les avait précédé et de subvertir le modèle proposé par les adultes. La musique underground est une expression synonyme : « sous-terrain », c'est-à-dire pratiquée de manière semi-clandestine, l'espace public musical se trouvant ainsi subverti et contraint à redéfinir les critères du goût en matière de musique, sans jamais réussir à intégrer ce qui émane de cette strate souterraine et aux surgissements toujours inattendus. J'ai d'ailleurs participé, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à deux groupes de musique avec des amis et avec le recul, je pense que nous étions vraiment bons.

Quelque chose du punk a été très important pour moi : « Do it yourself ». Si tu penses avoir quelque chose d'important à dire, alors exprime le, même si tu n'as pas forcément à la base les capacités pour le faire. C'est en créant ce que tu cherches à être que tu apprendras à l'exprimer de manière adéquate. Exactement ce que j'allais découvrir trente ans plus tard en lisant Gombrowicz. Mais au-delà de la musique, je me sentais « destiné » à l'écriture et je voulais, sur le plan professionnel, devenir journaliste. Je n'avais pas du tout l'idée d'être enseignant. De par mon milieu familial, j'ai vécu dans une ambiance « para-artistique », avec une dimension un peu « bohème ». Cela fut décisif pour moi et explique pourquoi, sur le plan philosophique par la suite, je me suis tant intéressé au phénomène de l'imagination et de la création, à travers notamment Castoriadis.