Comment la reconnaissance d'une personnalité juridique à une rivière ou à un milieu de vie permet-elle de reconfigurer les rapports entre humains et non-humains ?

Le souci écologique suscite une abondance de discours et de publications, le plus souvent sur le ton catastrophiste de l’effondrement. Le livre que nous proposent la philosophe Sophie Gosselin et l’écrivain David Gé Bartoli cherche à dépasser le stade du constat et des lamentations et de mettre plutôt en valeur quelques actions percutantes, qui s'efforcent de réinventer notre manière d’habiter le monde.

Les auteurs se concentrent sur six cas exemplaires d’actions menées sur un territoire spécifique : la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en France, la mobilisation des Maoris pour doter la rivière Whanganui d’une personnalité juridique en Nouvelle-Zélande, celle de la tribu Lower Elwha Klallam pour la destruction des barrages érigés sur le fleuve Elwha aux États-Unis, la « Déclaration du vivant » proclamée en Bolivie, les luttes politiques menées sur les îles de Kanaky-Nouvelle Calédonie et celles qui animent les zapatistes du Chiapas mexicain.

Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans une dimension poétique qui donne le ton de l’ouvrage : il assiste à une conversation entre un enfant (porteur d’avenir) et la Loire, prise dans la catastrophe écologique que l’on sait (sécheresse, réchauffement, disparition d’espèces, etc.). L’objectif est d’aborder la question écologique sur un mode sensible, c’est-à-dire d’engager les lecteurs dans ce qu’ils lisent et de leur faire expérimenter les soubresauts quotidiens d’une Terre blessée par les attaques d’un système économique, politique et civilisationnel qui s’est érigé « en lui tournant le dos », selon l’expression des auteurs.

Une perspective philosophique

Les auteurs s’inscrivent dans une perspective philosophique désormais bien connue, qui consiste à remettre en question les modes de pensée et d’action associés à la modernité occidentale, et tenus pour responsables du désastre actuel. On peut regretter, à cet égard — et surtout de la part de philosophes —, que les références, pourtant nombreuses, soient si allusives et se contentent de reconduire des lectures quelque peu caricaturales sur les auteurs. Ainsi, on retrouve l’éternelle injonction de Descartes à se « rendre comme maître et possesseur de la nature », détachée de tout contexte et présentée comme la cause ultime de tous les maux actuels. Le même commentaire pourrait s’appliquer à l’usage qui est fait de Kant ou de Arendt.

Au-delà de ces considérations interprétatives, les auteurs s’attachent légitimement à décentrer le propos de la notion de « condition humaine », qui suppose l’existence d’une nature humaine immuable et qui exclut les êtres non-humains de la réflexion. En introduisant la notion de « condition terrestre » — qui donne son titre à l’ouvrage —, ils font éclater l’unité apparente de la communauté politique, réservée jusque là aux humains, et font entrer de plein droit sur la scène politique tous les non-humains avec lesquels les sociétés humaines composent au quotidien pour former un « milieu de vie ».

La « terre » à laquelle notre « condition » se trouve désormais liée doit toutefois être redéfinie. Les auteurs précisent — de manière quelque peu schématique, là encore — qu’elle ne renvoie ni au cosmos ordonné et hiérarchisé du monde Antique, ni au globe abstrait que la science moderne prétendait saisir et maîtriser par la raison. Il s’agit plutôt de concevoir par là un paysage mouvant et instable au sein duquel les individus s’éprouvent réciproquement en tant que puissances d’agir et de pâtir.

L’enjeu n’est donc pas, comme on l’entend souvent, de « sauver » ou de « préserver la nature » — en invoquant la « Nature » comme une entité transcendante, à la manière dont les anciennes traditions philosophiques invoquaient l’« Être » ou « Dieu ». Dans le sillage de l’anthropologue Philippe Descola, les auteurs s’intéressent davantage aux modes d’existence ou aux luttes politiques qui réinventent de nouveaux rapports entre les êtres qui ont en partage la « condition terrestre ».

Résister par le droit

Or, des mouvements de résistance apparaissent partout dans le monde, qui se font l'écho de cette revendication. Ils soulèvent la question des conditions de possibilité d'une certaine modernité, qui soit à la fois démocratique et émancipatrice, et qui tienne compte des nouvelles configurations de la Terre — désormais dénommée « Gaïa », sans que ce terme ne soit justifié ou replacé dans son contexte culturel par les auteurs.

Les six luttes qui font l'objet d'une attention resserrée s'articulent notamment autour de la notion de « sujet de droit » : elles interrogent la possibilité qu'un territoire, une montagne, une rivière, un archipel soit investi d'un statut juridique l'autorisant à revendiquer certains droits. Les auteurs repèrent de ce point de vue un acte fondateur, qui est la signature par l’Équateur et la Bolivie d'une « Déclaration universelle des droits de la Terre-mère » en 2010. Il s'agissait par là d'envisager la condition terrestre comme un réseau de relations complexes entre des humains et des non-humains (animaux, végétaux, minéraux, phénomènes météorologiques, ancêtres et dieux) et ainsi de rompre avec le récit et le projet moderniste qui a cherché à subordoner ces derniers à l'économie humaine.

La notion de « sujet de droit » provient toutefois de la philosophie moderne, où elle revêt un sens plus restreint : le sujet porteur de droits est capable de se reconnaître lui-même et de reconnaître les autres comme soumis à certaines lois, de sorte qu'il peut se représenter ses intérêts et parler en son nom pour les défendre. De ce point de vue, l'élargissement de cette catégorie philosophique à des entités naturelles soulève différents problèmes, et notamment celui de la légitimité de l'intermédiaire qui prétend défendre les intérêts d'une ricière ou parler au nom d'une montagne.

La constitution de diverses communautés terrestres

Ces revendications prennent leur sens, d'après les auteurs, lorsqu'on les replace dans l’horizon d’un habiter commun. Ainsi, la logique à l’œuvre dans la personnification juridique de la rivière Whanganui, par exemple, répond à la nécessité de reconnaître la valeur et la singularité du milieu de vie qui trame le paysage de la rivière en question. Et pour ce faire, cette communauté terrestre doit se doter d’institutions spécifiques, susceptibles de défendre leurs intérêts sur le plan politique.

Cette conception s'exprime aussi bien dans le slogan clamé par les militants de Notre-Dame-des-Landes : « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Cette phrase ne témoigne pas seulement d’une modification des rapports entre humains et non-humains, en ce qu'elle renonce à la séparation traditionnelle de l'humain relativement au reste des espèces naturelles, mais elle en appelle encore à une organisation collective de tous les membres de la communauté terrestre concernée.

Concernant la Bolivie, les auteurs relatent comment la reconnaissance des droits de la Terre-mère a hérité du processus constitutionnel équatorien, qui a formalisé juridiquement le droit de faire condamner des entreprises publiques ou privées contribuant à la destruction de milieux de vie. En Bolivie, un processus un peu différent a abouti à faire entendre politiquement des voix étouffées par la colonisation, qui entendaient rompre avec la conception officielle de la personnalité juridique : alors que ce dernier ne reconnaît que des sujets de droit individués, les peuples indigènes se présentent d’emblée en tant que personnes relationnelles.

Autre exemple : le 22 juin 2021, une délégation zapatiste initie un voyage en Europe pour faire connaître leurs combats. Ils se rendent symboliquement à Madrid le 13 août, date anniversaire de la conquête de Mexico-Tenochtitlan par Cortès en 1521. C'est là une manière de souligner leur résistance permanente contre la colonisation et leur critique soutenue du projet civilisationnel moderne. Pour autant, leur ambition n'est pas de renouer avec un passé pré-colonial fantasmé : ils se proposent plus judicieusement de déployer avec les Espagnols la bannière d’une Déclaration pour la vie (celle des vivants, mais aussi celle des morts de jadis).

Ces différents exemples, riches d'enseignements, permettent de se figurer très concrètement les formes que peuvent prendre les liens entre l'humain et le non-humain, mais aussi entre le passé et le présent, entre l'écologie et la politique.