Depuis vingt ans, le peintre Rorcha s’attache à redonner une vigueur contemporaine à l’idée de l’art comme « miroir de l’âme », par une approche à la fois picturale et littéraire.

Située sur l’Ile de la Cité, entre la Seine et la place Dauphine, la Galerie du Vert Galant accueille sans façon des œuvres fort diverses, d’artistes tout aussi variés. Rocha y a présenté ses peintures du 15 au 30 septembre 2022, à l’occasion d’une exposition de ses derniers tableaux intitulée Highlands, Saison 3.

Méfiez-vous de l’eau qui dort…

Dans cet espace étal et bas de plafond comme une péniche-hôtel dont les cimaises portent ses tableaux, quelque chose semble tanguer. C’est un peu comme si la vie des lacs poissonneux des Highlands écossais, leur invisible frétillement subaquatique capturé dans ces toiles, se mettait à faire flotter la pièce. Profondeurs insoupçonnées et agitation sous la surface de ces lochs lisses en apparence créent une atmosphère énigmatique très différente de celle qui régnait là, pour une autre exposition, la semaine précédente.

Enigmatique, comme les tableaux de Rorcha : terre, eau, ciel ? Les lignes n’ont rien de sûr. Collines, horizons, profondeurs, détails... tout s’unit dans une palette infinie de bruns de tourbe mordorés et de bleus électriques ; d’un équilibre des formes et des couleurs naît, sinon l’apaisement, du moins l’harmonie.

 

* Les quatre lacs, 2020, acrylique sur bois, 33 x 46 cm (collection privée, Paris)

Magie du rêve, visions projetées sur les supports de bois par le peintre. Dans un coin, en bas, une discrète signature est apposée en lettres capitales régulières tel un sceau : « RORCHA», pseudonyme que l’artiste s’est choisi il y a vingt ans en clin d’œil aux tests projectifs inventés en 1921 par le psychanalyste suisse Hermann Rorschach.

L’art se nourrit de la vie, et vice-versa

Son Mont Suilven la nuit, accroché au fond de la Galerie du Vert Galant, change d’aspect, selon la lumière et la façon dont le spectateur se positionne pour le contempler.

Comme ses paysages qui en dévoilent un autre, au spectateur mobile, le nom de « Rorcha » lui aussi en cache un autre, celui de Jérôme Magnier-Moreno. C’est le nom de plume dont il a signé son premier roman Le Saut oblique de la truite, paru en 2017 aux éditions Phébus.

Rorcha ou Jérôme Magnier-Moreno, il est parfois difficile de savoir lequel se tient devant nous : cet artiste ménage des passerelles entre ses différentes vies, comme entre les diverses facettes de son oeuvre.

 

* Le Mont Suilven la nuit, 2019, acrylique sur bois, 33 x 46 cm (collection privée, Paris)

Deux mondes bien distincts, sans être disloqués

Dans son roman, qui conte les aventures d’un jeune homme dans le maquis corse, l’écrivain met par exemple en scène une hallucination : le narrateur aperçoit dans les pans de bois d’une chambre d’hôte la silhouette saisissante d’une danseuse de flamenco. Mais la vision fugace s’évanouit bientôt : elle n’était qu’une cristallisation de sa pensée et la surface qui clot la pièce n’est à nouveau plus qu’une muette porte en bois.

L’artiste, qui parle volontiers à ses visiteurs chaque fois qu’il expose, m’apprend qu’il a lui-même vécu cette séquence pendant sa jeunesse et que la vision fut si frappante qu’elle déclencha sa vocation picturale. Il dit envisager écriture et peinture comme deux moyens d’expression, qui rythment des temps de sa vie assez distincts. Son théorème : « Comme deux droites parallèles, les pratiques de l’écriture et de la pein-ture ne se rencontrent jamais. En revanche, elles peuvent évoluer en regard l’une de l’autre. Mais chacune doit rester à sa place et se battre sur son propre terrain avec ses propres armes : d’un côté les mots, de l’autre les formes et les couleurs. »

L’art de cultiver les vases communicants

Après la parution du Saut oblique de la truite et ses tribulations corses, l’artiste est parti pour l’Ecosse, invité en 2017 par un critique littéraire, amateur de son roman, et pêcheur à la mouche chevronné dans les Highlands. Entre deux parties de pêche, le peintre remplit ses carnets de croquis. Et de retour dans son atelier en France, il projette sur ses toiles ses propres visions écossaises. A la manière dont il l’a fait depuis ses débuts, inspirés par la danseuse de flamenco, sa muse « apparue » dans les veines de la porte en bois...

Il ne fait pas mystère de sa méthode : « au lieu de commencer classiquement par es-quisser les lignes de force de ses paysages sur un fond blanc, je recouvre d’abord mes supports en bois de couleurs étalées au couteau et triturées au hasard. Puis, je con-temple le chaos, j’y découvre peu à peu, en laissant le temps à mon imaginaire de s’y projeter, des formes et des assemblages de couleurs qui parlent autant de l’Ecosse que de ma propre vie intérieure ».

Les taches colorées, il les saisit d’abord du coin de l’oeil, les envisage comme des « choses probables » (c’est son expression) avant que ses pinceaux n’entrent en jeu. C’est ainsi, chez lui, que s’accomplit la Naissance des formes – titre d’une encre de Rorcha acquise par le musée Zadkine en 2012.

Le principe des tests projectifs fonctionne pour lui le peintre et pour les futurs spectateurs de ses toiles. Au fil de ses longues sessions de travail en musique dans son atelier, Rorcha met patiemment au point ses paysages-miroirs. La peinture, miroir de l’âme, qui se nourrit de la vie est une conception de l’Art que, par exemple, Edgar A. Poe campe dans son conte fantastique Le Portrait Ovale. Rorcha acquiesce : cet univers ne lui est pas inconnu !

* Le lac d’or, 2020, acrylique sur bois, 33 x 46 cm (collection privée, Paris)

L’effet produit par ses propres oeuvres sur le spectateur est décrit par François Cheng : « Apparaissant au premier coup d’œil comme des polyphonies chromatiques en aplats, vos peintures, à les contempler plus attentivement, gagnent en profondeur. (...) Mais l’originalité vient selon moi du subtil mouvement de va-et-vient entre le fond et le devant de la scène, qui conserve à vos peintures leur vivacité dynamique et semble les mettre en apesanteur. ». Cet extrait d’une lettre adressée à Rorcha est cité en quatrième de couverture du catalogue de l’exposition de 2021 Rorcha : Lacs d’Ecosse (éd. Galerie du Vert Galant).

Catalogue singulier en vérité : il présente l’artiste dans sa démarche globale. Avec des photos de lui en train de pêcher et de rêvasser dans la lande, une préface dans laquelle il évoque, incidemment, son roman Highlands en cours d’écriture et, bien sûr, des reproductions de ses peintures écossaises, mises en regard de citations d’écrivains et critiques d’art, comme François Cheng, Jean d’Ormesson, etc.

Dans tout ce qu’il fait, Rorcha aime recourir semble-t-il à « ce sfumato qui nous fait flotter entre rêve et réalité, vérité et fiction, autobiographie et projection ».

* Un lac dans la lande, 2019, acrylique sur bois, 33 x 46 cm (collection privée, Paris)

Faire advenir le latent

A l’issue de ma visite de son exposition, je demande à Rorcha/Jérôme Magnier-Moreno comment il souhaite qualifier son prochain livre intitulé Highland : fiction ou non-fiction ? — Sa réponse, sans surprise, n’est pas tranchée, mais reste aussi énigmatique que celles du Sphinx de la mythologie grecque :

« Avant tout, ce qu’on écrit doit être du domaine du crédible, du possible, du probable. J’aime cette idée de la chose probable qui va au-delà la dichotomie fiction / non-fiction. Ecrire un roman, pour un auteur, consisterait en quelque sorte à déployer des vies ou des fragments de vie qu’il n’a pas vécus mais qui étaient en lui à l’état de germe. Mon prochain livre, tout comme le précédent, n’est donc pas une non-fiction mais ce n’est pas non plus complètement une fiction. Ecrire, comme peindre, c’est faire advenir le latent. »

 

* Rorcha dans son atelier parisien en 2020


A voir, à lire :
Exposition Highlands, Saison 3, Galerie du Vert Galant, du 15 au 30 septembre 2022.
Catalogue Rorcha, Lacs d’Ecosse, éditions du Vert Galant, paru en septembre 2021.
Roman Le Saut oblique de la truite, éditions Phébus, paru en avril 2017.