Le syndicalisme français va mal. Que lui faudrait-il changer pour tâcher de sortir de cette situation ?

Le syndicalisme français enregistre depuis plusieurs décennies une perte d’influence. Ce recul résulte, certes, des transformations du capitalisme, mais le moins qu’on puisse dire est que le syndicalisme français n’a pas su y répondre. Coupé de larges pans du monde du travail et parfois absent des mobilisations les plus emblématiques de la dernière période, il peine, de plus en plus, à défendre les rémunérations et les conditions de vie et de travail des salariés, et parvient encore moins à se positionner comme un acteur de la transformation sociale. On verra si la crise énergétique, la montée de l’inflation et le mécontentement que suscite le projet de réforme des retraites voulu par Emmanuel Macron pourront infléchir cette situation. Pour l’instant, rien n’indique que ce soit le cas. 

En attendant, le politiste et spécialiste de la question syndicale, Jean-Marie Pernot, scrute les raisons de l'impuissance des syndicats, avant d’en tirer des recommandations que le syndicalisme ferait bien d’adopter s’il voulait retrouver quelque pouvoir de peser sur les évolutions de la société. Ainsi, les préoccupations nouvelles, dont, au premier rang, l’écologie et le féminisme, mais également les évolutions du contenu du travail en relation avec ses transformations, nécessiteraient très certainement plus de considération de sa part. 

L’institutionnalisation est souvent mise en avant comme un élément qui éloigne le syndicalisme d’une construction du rapport de forces. A quelque niveau que l’on se place, que ce soit au niveau national, de la branche professionnelle ou de l'entreprise, elle fonctionne comme un piège, explique l’auteur. D’autant qu’elle s’accompagne désormais d’une continuelle réduction des acquis à tous les niveaux. La négociation collective appelle l’action collective, rappelle Jean-Marie Pernot, mais encore faut-il disposer alors d’un outil syndical apte à saisir le monde du travail tel qu’il est, et conforme aux objectifs de solidarité d’un syndicalisme ambitionnant un rôle d’acteur social. Pour cela, le syndicalisme doit vouloir redevenir puissant, afin de se rendre incontournable, à la fois dans l’entreprise et à l’extérieur…

Le plus terrible, sans aucun doute, est que ses différentes composantes, et en particulier ses deux principales confédérations (CFDT, CGT), ne parviennent pas à s’entendre sur des actions communes. Jean-Marie Pernot revient sur l’histoire de leurs relations compliquées, en proposant une périodisation de la question unitaire.

Pour des raisons différentes, montre-t-il encore, l’évaluation des politiques menées et des positionnements adoptés trouve difficilement à s’exercer au sein des deux confédérations. La CGT, dont le répertoire revendicatif garde en gros sa pertinence, continue de souffrir d’une organisation exagérément décentralisée où les fédérations n’ont que peu d’intérêt à arrêter des positions communes, aptes à mobiliser les salariés de tous les secteurs, et où les débats prennent souvent la forme d’invectives. Mais la CFDT n’est pas beaucoup mieux lotie : la ligne, pragmatiste et gestionnaire, est définie par des instances dirigeantes peu portées à la construction de véritables rapports de force. Cette direction continue de considérer l’expression de désaccords avec suspicion, même si elle peut parfois être bousculée, comme on l’a vu à l’occasion de son dernier congrès où une large majorité a voté en faveur d’un amendement signifiant un refus de tout nouveau compromis sur la durée de cotisation exigée pour l’obtention d’une retraite à taux plein, contre l’avis de la confédération. 

 

Nonfiction : Le syndicalisme perd en influence, écrivez-vous…

Jean-Marie Pernot : Cette réduction de l’influence se mesure de plusieurs façons : le nombre des adhérents d’abord, stable à un niveau faible depuis trente ans, a cédé la place ces dernières années à un nouveau recul et les centrales syndicales les plus attentives à leur rayonnement font le constat d’une incapacité durable à attirer – et garder – de nouveaux membres. Le nombre d’implantations ensuite, mesuré par les enquêtes du ministère du travail, témoigne d’un retrait du nombre des délégués syndicaux, représentants officiels du syndicat dans l’entreprise. On pourrait y ajouter la participation aux élections sociales, en recul également, ou la participation des travailleurs aux actions lancées par les syndicats. Bref, tout converge pour créer de l’inquiétude, du moins pour ceux que cette évolution inquiète.

Les causes sont nombreuses et se nourrissent les unes les autres. Nombre d’entre elles sont de la responsabilité des syndicats mais il ne faut pas négliger les obstacles mis à leur encontre. D’abord par les employeurs, qui cherchent toujours (il y a heureusement pas mal d’exceptions) à les éviter, les contraindre ou les instrumentaliser. L’État aussi, qui leur laisse de moins en moins de place avec l’étatisation progressive de toutes les institutions jadis paritaires du social (assurance maladie, assurance chômage, formation professionnelle…), et qui réduit leurs moyens en temps syndical dans l’entreprise (voir les ordonnances Macron de 2017), quand il ne fait pas pression sur le droit de manifester comme ce fut le cas à Paris sous les auspices du préfet Lallement.

Quelles formes d’action les syndicats devraient-ils développer ?

Les formes d’action possibles ne sont pas forcément moins nombreuses qu’auparavant. Ni très différentes. On a vu néanmoins, avec le conflit des raffineries, que la légitimité de la grève, par exemple, pouvait être mise en cause de façon subreptice à travers les conditions de la négociation collective (en l'occurrence, la signature d'un accord majoritaire).

Outre les revendications classiques qui n’ont rien perdu de leur actualité (salaires, emploi, qualification, temps et conditions de travail), les syndicats doivent mieux prendre en charge les enjeux environnementaux et surtout féministes de la période. Ils ne sont pas épargnés d’ailleurs par les remises en cause du virilisme et c’est très bien comme ça. Un autre aspect me semble aujourd’hui important, celui du contenu du travail et du rapport au travail. Ce qu’on appelle un peu communément la crise de sens du travail doit devenir un enjeu revendicatif, ce qui peut réintéresser un certain nombre de travailleurs (et travailleuses, bien sûr) aux possibilités offertes par l’action syndicale.

Au-delà du contenu, la question est peut-être moins celle des formes d’action que celles, d’une part, des relations entre les syndicats et, d’autre part, des modes d’organisation que ceux-ci se sont donnés et qui datent d’une forme de capitalisme aujourd’hui révolue. 

La fragmentation du syndicalisme français est un problème bien identifié. Ses deux principales confédérations, la CFDT et la CGT, ne parviennent pas à s’entendre sur des actions communes…

Comme vous l’avez constaté dans l’ouvrage, j’accorde à cette question une importance majeure. Les stratégies actuelles des deux principales confédérations sont chacune au bout de l’impasse, aucune ne l’a emporté sur l’autre, tout le monde s’affaiblit ensemble. La division syndicale n’est pas la seule raison de la faible propension à la syndicalisation mais elle est un obstacle à plusieurs titres. La plupart des travailleurs et travailleuses ne comprennent pas cette division. Ils constatent certes – ça a été spectaculaire dans le cas de Total – que les syndicats n'ont pas la même façon de « voir les choses ». Mais l’impossibilité de s’accorder leur donne un alibi parfait pour se tenir à l’écart : quand on propose à quelqu’un d’adhérer au syndicat, ce qui n’est jamais, en France, un geste anodin, on demande aussi à l’adhérent potentiel d’endosser en même temps l’impressionnante quantité de conflits que le syndicat entretient avec tous les autres. C’est trop demander, il y a plutôt une réaction du type : « Mettez-vous d’abord d’accord entre vous, après on verra ». En outre, la conquête des nouveaux territoires de syndicalisation à laquelle j’appelle dans le livre passe par des redéploiements organisationnels auxquels aucun syndicat pris isolément ne peut faire face.

La première condition de la reconquête – il y en a d’autres mais celle-ci est préjudicielle – c’est la reconstruction d’une démarche unitaire qui n’efface pas les divergences, mais qui permette de les gérer autrement. A l’heure où les idées de l’extrême droite pénètrent aussi largement les classes populaires, je trouve même irresponsable que les syndicalistes se fassent une telle guerre : l’extrême droite, c’est vraiment un ennemi commun. Face à un ennemi devenu si puissant, il n’y a de choix qu’entre l’alliance et le suicide collectif.

Finalement, quel pourrait être – car d’une certaine manière votre livre incite à se poser la question – le scénario idéal, selon vous, si l’on voulait donner sa chance à un aggiornamento du syndicalisme français ?

Pour un scénario idéal, il ne faut pas rêver, les fractures sont profondes, des étapes sont nécessaires. Par ailleurs, les syndicats n’évoluent pas dans l’éther mais dans une configuration économique et politique déterminée. La période de crise sociale qui est devant nous va accroître les tensions, les phénomènes de repli, les colères qui, on le perçoit déjà, favorisent la montée de l’extrême droite. Les conditions politiques de la période ne sont pas très favorables et il faut encore y inclure le contexte de la guerre en Ukraine qui n’est pas qu’une guerre en Ukraine.

S’il existe des tentatives de structuration de ce qui reste de la gauche, on est encore loin d’une configuration stabilisée qui pourrait recréer les conditions de progression « d’états d’esprits » favorables à l’émancipation. Le syndicalisme n’a pas la maîtrise de tous ces facteurs. 

Si je devais resserrer le propos, j’insisterais sur deux aspects. Le premier est celui que j’ai déjà évoqué : si les syndicats ne trouvent pas un moyen civilisé de gérer leurs divergences, ils risquent d’aller vers l’insignifiance ; un accord stratégique doit être construit. Il devra naturellement prendre en compte les mesures urgentes face à la crise sociale, dont la question des retraites, qui est un enjeu civilisationnel. Mais il doit aller au-delà, vers la définition d’un espace commun du syndicalisme. Cette nouvelle construction d’un commun syndical doit être mise au service d’une reconquête du salariat réellement existant, c'est-à-dire que l’organisation concrète des bases syndicales doit sortir des structures mortifères héritées du capitalisme fordiste. Aujourd'hui, la norme du syndicat d’entreprise n'a plus de sens dans des entreprises devenues palais des courants d’air ; la négociation d’entreprise est de plus en plus pipée par la recentralisation au niveau des groupes ; elle est pipée aussi par l’extension inouïe de la sous-traitance et de l’externalisation qui diluent le travailleur collectif dans un espace où le syndicalisme est absent. Il faut donc revoir cet encadrement et investir largement les territoires, et seule une mise en commun des moyens peut le permettre.

Tout cela paraît relever du rêve, évidemment. Mais si on ne se dirige pas vers cela, les syndicats ne vont pas mourir – il y aura toujours des gens (voire certaines catégories d’employeurs) à qui ils rendront des services – mais en tant qu’acteurs de la société, en tant qu’agents de la marche vers l’émancipation, ils finiront par ne représenter que quelques pages des manuels d’histoire.