L'historienne Annette Wievorka revient sur le parcours de sa famille juive polonaise, de leur pays natal à la France occupée.

Historienne de renom, spécialiste de l’histoire de la Shoah, Annette Wieviorka est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, notamment Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), traduit dans le monde entier, et L’Ère du témoin (Hachette, 2002). En 2011, elle revenait dans un livre d'entretiens sur ses nombreux travaux, consacrés moins à l'histoire de la Shoah qu'à celle de sa mémoire et du témoignage des rescapés.

La Chine maoïste, un aveuglement de jeunesse

Entreprenant le récit de sa vie, elle publie en 2021 Mes Années chinoises (Stock), dans lequel elle revisite les deux années qu'elle a passées à enseigner le français à Canton, pendant la Révolution culturelle. Membre des Amitiés franco-chinoises et intoxiquée comme nombre de jeunes intellectuels français par la propagande chinoise, elle avait fait un premier voyage en Chine en 1970. Elle avoue n’avoir alors rien vu, rien soupçonné. Envisageant même de s’y installer, elle était repartie en 1974 dans l’espoir, écrit-elle, de « comprendre de l’intérieur l’alchimie de la révolution ». En 1979, elle avait déjà médité sur son expérience dans un livre intitulé L’Écureuil de Chine (Les Presses d’Aujourd’hui), mais l’ampleur de son ignorance à l’époque l'a conduite à se pencher de nouveau sur ses « années chinoises ».

Souvenez-vous, c’était l’époque où tous les gens « branchés » portaient le bleu de chauffe et le col Mao, où tous les gens branchés possédaient un exemplaire « du-petit-livre-rouge-de-Mao » et ne se privaient pas de le citer à tout propos. Parfaitement ignorante, j’en avais aussi acheté un, que je n’ai jamais ouvert. Mais en 1971, j’ai lu Les Habits neufs du président Mao de Simon Leys (Champ Libre, 1960), et en 1974, peu de temps après mon unique achat à la librairie chinoise du Boulevard Sébastopol, Prisonnier de Mao de Jean Pasqualini (Gallimard, 1974), qui m’ont encouragée à redescendre sur terre. Cela dit, en ces années-là, Le Monde était aussi dithyrambique sur la Chine de Mao, qu’il allait l’être sur « les libérateurs » du Kampuchéa démocratique.

Annette Wieviorka ne rompit pas son contrat d’enseignement en Chine. Ainsi qu’elle l’écrit, elle alla jusqu’au bout, redoutant d’avouer « à tout le monde d’avoir fait fausse route. » Dans un entretien accordé au journal Le Monde, elle explique : « Ce dont je témoigne en restituant mes sentiments, c’est qu’il peut y avoir une aspiration au totalitarisme, un goût de la soumission »  

La Pologne juive, un pays disparu

De nombreuses années après avoir abandonné toute idéologie et avoir redécouvert « la pensée personnelle, la liberté intérieure », Annette Wieviorka se penche aujourd’hui dans Tombeaux. Autobiographie de ma famille sur l’histoire tragique des membres de sa famille juive polonaise, immigrée en France.

C’est un très beau livre, un livre vrai qui est à la fois un récit autobiographique et le fruit d’un vaste travail de recherches et de la reconstitution de destins engloutis par la Shoah, mené avec une grande maîtrise d’historienne et un vrai talent de conteuse. C’est un livre qu’on lit d’une traite avec une sorte de ferveur : il est rare que je m’implique personnellement en rendant compte d’un ouvrage. Mais étant née dans le même monde, chacune de ses phrases me renvoie à ma propre histoire. Celle des enfants des survivants de la Shoah dont l’esprit sans repos cherche et fouille les traces de ceux qui ont été engloutis.

Annette Wieviorka a fini par retrouver assez d’éléments pour reconstituer des histoires certes, fragmentaires, lacunaires, de ceux qui ont été exterminés, de ceux qui ont survécu, de ceux qui ont livré quelques souvenirs. Elle donne un visage, une voix à ces « êtres sans destin », comme l’écrit si bien Imre Kertesz. Elle s’intéresse beaucoup à sa mère Rachel, surnommée Ritch, toujours en vie, à son père Aby, mais plus encore à son grand-père, l’écrivain yiddish Wolf Wieviorka disparu au cours de La Marche de la Mort, pendant l’évacuation nocturne du camp d’Auschwitz, au mois de janvier 1945, sur la route glacée qui conduisait les Juifs à Gleiwitz, où les attendaient les plateformes habituellement destinées au fret du charbon. On songe alors à Alberto, l’ami de Primo Levi, lui aussi évacué sur la route gelée d’Auschwitz, peut-être abattu par un SS, ou mort de froid ou de faim, sur ces wagons découverts, dans lesquels on s’asseyait sur les morts et on mangeait de la neige.

Wieviorka évoque l’intense vie intellectuelle des Juifs en France avant le Khurb’n, la catastrophe en yiddish, nommée Shoah par Claude Lanzmann. Elle raconte l’histoire du Bund, l’organisation sociale-démocrate née à Wilno en 1897 qui devint le premier parti politique juif, socialiste, marxiste et laïque en Pologne, Lituanie et Russie. Mais le Bund créa aussi un intense mouvement culturel, dont la langue yiddish était la sève nourricière. C’est au sein des jeunes du Bund que naquit l’insurrection du ghetto de Varsovie. Ces jeunes se nommaient Emmanuel Ringelblum, Mordechaï Anielewicz, Marek Edelman, pour ne citer que les plus célèbres parmi les héros du ghetto.

Annette Wieviorka décrit la vie des Juifs polonais à Paris vivant de l’artisanat dans des taudis, mais créant une bibliothèque, des journaux, des institutions culturelles et éducatives, des clubs sportifs.

La France, un fragile refuge

Elle évoque de façon très vivante le monde yiddish disparu de Belleville, de la rue Rochechouart et du quartier de la République. Elle mêle ses souvenirs aux récits qu’elle recueille, aux lettres qu’elle retrouve, aux documents officiels qui constituent un puzzle, et restituent les fragments d’une civilisation exterminée au cœur de l’Europe dans la plus grande indifférence, voire avec la complicité des États, comme ce fut le cas en France, où le gouvernement de Vichy livra les Juifs aux Allemands.

À Nice, ces derniers offraient « pour chaque Juif dénoncé 500, puis 1 000 et jusqu’à 5 000 francs », après le retrait des Italiens de la zone d’occupation de la région de Nice et de Marseille. C’est à Nice que l’oncle Roger Perelman, dénoncé et arrêté sur la promenade des Anglais, dut baisser son pantalon, fut ensuite transféré au siège de la Gestapo, et passé à tabac. Roger s’en est miraculeusement sorti, pas les autres membres de sa famille réfugiés à Nice, où ils vécurent leurs dernières semaines.

Ce livre retrace une histoire des Juifs polonais immigrés de Pologne, presque tous socialistes ou communistes pendant les années où la France semblait un refuge sûr. Rares furent ceux qui, tel Roger, ont survécu en se cachant en France, en franchissant la Ligne de Démarcation, puis la frontière Suisse, comme le firent mes tout jeunes parents à Saint-Julien-en-Genevois pendant les rafles lyonnaises du mois de novembre 1942.

Comme Annette Wierviorka, j’ai demandé à ma mère de tracer sur une carte son périple et celui de mon père (l’administration des camps à Zurich séparait les couples) pendant trois ans dans les camps suisses, et comme elle, je suis allée marcher dans leurs pas, interroger ceux qui se souviendraient peut-être des Juifs.

On pourrait qualifier ce beau livre de Izker Bukh (Livre du souvenir) que les survivants ont publiés pendant les années de l’immédiat après-guerre en yiddish ou en hébreu pour offrir une sépulture aux Juifs de leurs communautés exterminés. C’est sans doute le premier Livre du Souvenir publié en français. Mais il s’agit également d’un retour unificateur à l’origine puisqu’en 1983, Annette Wieviorka avait publié avec Itzhok Niborski un livre intitulé Les Livres du Souvenir-Mémoriaux Juifs de Pologne (Collection Archives).