A l’heure des débats sur l’avenir des mobilités, cet ouvrage synthétique et programmatique veut rendre visible un champ historiographique peu abordé en langue française.
Issu des réflexions du groupe de chercheurs du séminaire « Passé Présent Mobilités » (P2M), inscrit lui-même dans un réseau de chercheurs européens en sciences sociales sur les mobilités (T²M), cet ouvrage se veut une synthèse de recherches menées en histoire sociale et culturelle francophone des Mobilités. Treize ans après l’ouvrage collectif paru intitulé De l'histoire des transports à l'histoire de la mobilité ? (PUR, 2009), ce nouvel ouvrage revendique d’aller au-delà d’une histoire du progrès technique des transports et de ses modes. Cette démarche, marquant sa filiation avec Patrick Boucheron, s’inscrit dans une dynamique de l’histoire des objets qui se veut aussi une histoire des idées. L’accent est mis sur la réhabilitation du politique et du social dans les choix collectifs et individuels de mobilités.
La première partie chronologique, très synthétique, retrace l’évolution de la massification des transports, puis de leur usage. Les bornes chronologiques sont justifiées par l’avènement des transports modernes, nécessitant à la fois des sources d’énergie thermique, du capital, une demande accrue et le projet de combler un besoin géostratégique dans la consolidation de l’État-Nation.
La seconde, plus originale, envisage les mobilités comme objets d’études multiples et systémiques. Les pages consacrées à l'histoire politique et sociale des accidents puis de la recherche de la sûreté sont particulièrement stimulantes, comme le chapitre sur la temporalité des infrastructures. L’ensemble revendique une filiation directe avec le Mobility Turn, initié par John Urry dans les années 2000, curieusement peu cité. Ce courant fédère différentes disciplines des sciences sociales (géographie, anthropologie, sociologie), à partir de l’analyse des interactions entre humains et non humains en mouvement, s’appuyant fortement sur l’étude des imaginaires associés. Le dynamisme de l’école néerlandaise de l’Histoire des mobilités autour de Gijs Mom est en revanche célébré.
Jalons d’un changement de paradigme
Pour faire vivre une histoire sociale et culturelle des mobilités, quelques thèses fortes sont posées. L’approche multimodale est revendiquée. Plus qu’une succession chronologique de modes, marquée par un changement d’énergie et la recherche téléologique de la vitesse, l’histoire des mobilités insiste sur la juxtaposition des modes selon les lieux, les classes sociales et les ressources énergétiques. L’histoire de la construction de l’intermodalité est en revanche peu présente.
Les mobilités comme systèmes d’acteurs ont aussi une histoire politique, culturelle et sociale. Des rappels utiles de faits méconnus ponctuent l’ouvrage. Les mobilités sont affaires de nomes. Ainsi, le premier Code de la Route français est édicté en 1922. La figure matérielle et imaginaire du réseau doit être étudiée dans ses relations avec les représentations. Parmi elles, les mobilités apparaissent encastrées dans l’histoire des dominations coloniales. L’Afrique du Sud connaît son premier chemin de fer en des 1860 entre Durban et Point, dans la région du Natal. Le tram du Caire dessert le quartier bourgeois d’Héliopolis en 1920 grâce à l’alliance d’une société belge avec le fils du Premier Ministre égyptien. L’histoire des mobilités se confond ainsi avec l’histoire de la modernité et de ses contestations.
L’importation des modèles d’ingénierie américains vers l’Europe via les stages effectués par les ingénieurs des Ponts, diffuse le référentiel techniciste du traffic engineering dont le principal objectif est de maintenir le flux, au service de la glorification de la vitesse. Mais la modernité techniciste passe aussi par le matériel agricole McCormick et Deering, présent en France dès 1916. Néanmoins, les auteurs mettent en garde contre toute perspective téléologique, dans laquelle le progrès serait unanimement célébré jusqu’à une « rupture » dans les années 1970. La domination de l’automobile pose question dès 1920, date où le déclin du maillage ferroviaire est déploré. Dans une perspective environnementale, les nuisances urbaines du trafic automobile sont relevées et combattues dès les années 1930. Ces critiques sont amplifiées par Alfred Sauvy dans les années 1960.
Au-delà des récits du Progrès, l’histoire des mobilités est aussi et avant tout une histoire des pratiques et des lieux.
Une histoire des modes de vie
L’essor des mobilités ne pourrait se comprendre sans le tourisme, ce déplacement à visée récréative hors des lieux du quotidien. Les guides Joanne ou Baedeker promeuvent un tourisme multimodal (cycliste avec le Touring Club de France, ferroviaire vers les stations balnéaires ou de montagne), puis de plus en plus centré sur l’automobile (l'Automobile Club, fondé dès 1896 à Nice, promeut des routes touristiques), voire sur l’aérien (en 1963, Bécaud chante les vistes à Orly pour contempler les avions). Ce tourisme interroge notre rapport collectif et individuel à la vitesse. Un champ de recherche connexe concerne la patrimonialisation des « lieux du transport » et/ou des réseaux (routes). La réflexion n’aborde pas la patrimonialisation partielle et paradoxale d’un lieu générique : l’aéroport .
Les mobilités et l’emprise spatiale des réseaux ont également influé sur l’urbanisme. Le paysage des villes a été marqué par l’urbanisme de dalle dans les années 1950-1970, présent encore aujourd’hui notamment dans de nombreux quartiers d’affaires tels que Mériadeck, à Bordeaux, auquel le collectif consacre quelques pages. Ces décennies ont été celles de la rationalisation et de la séparation des flux. Puis un changement de conception a eu lieu : le retour de la mixité des modes sur un même plan, comme en témoigne la restructuration du quartier de la Part- Dieu à Lyon depuis les années 2000. La montée en puissance de la réflexion sur le Transit Oriented Developpement développée par P. Calthorpe en 1993 inspire les opérations urbanistiques les plus contemporaines. Certaines idées, très présentes dans le débat public, comme celle des « effets structurants », sont heureusement démontées.
Cet ouvrage bienvenu embrasse ainsi un champ vaste et donne envie d’en savoir plus. Les courtes bibliographies de fin de chapitre peuvent servir de point de départ à des approfondissements, de même que la lecture de La Géographie des Transports dirigée par E. Libourel, M. Schorung et P Zembri, chez le même éditeur et dans la même collection.