Gaëtan Picon relit Proust en philosophe et en herméneute des potentialités du Moi, dans son rapport aux autres, au monde et à la mémoire, ouvrant des perspectives inédites.

Qui se souvient encore de Gaëtan Picon, grand critique et essayiste du milieu du xxe siècle, qui fut en son temps une référence en la matière ? Directeur du Mercure de France puis directeur général des Arts et des Lettres, il fut l’une des figures de proue du renouveau critique par son fameux Panorama de la nouvelle littérature française (1950) et L’Usage de la lecture (1960-1963) dont Lecture de Proust forme le tome III, republié à part en 1963 et enfin réédité pour l’anniversaire de l’auteur de La Recherche par Gallimard cette année dans la collection « Tel ». Initiative ô combien heureuse, tant les analyses et les réflexions de Picon demeurent fécondes pour comprendre la profondeur de l’œuvre proustienne. Lui dont Gracq disait qu’il avait trouvé une formule saisissante pour cerner la différence et la complémentarité entre Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt – déclarant que le premier était un « bonheur dans la menace » et le second un « bonheur menacé » – ne perd pas ce sens du coup d’œil rassembleur lorsqu’il envisage l’œuvre proustienne.

Pourtant, comme le rappelle très bien Denis Hollier dans sa « Présentation », Picon ne fut pas un proustophile – encore moins « proustolâtre » – de la première heure. Car il fut longtemps « du côté de Malraux » plus que « du côté de Proust ». À l’époque, l’on était en effet sommé de choisir son camp. Picon choisit, et se repent, reprend Proust et s’immerge, pour notre plus grand bonheur. La « Présentation » de Denis Hollier revient bien sur les circonstances complexes qui ont rendu Picon à Proust, bouc émissaire de son Panorama de 1950, étudié ensuite au prix d’une « reconfiguration »   qui le fait passer de Malraux, romancier engagé, à Proust, romancier désengagé. Picon refuse alors de s’engouffrer dans le lieu commun de Proust saisi dans le passé mouvant – bergsonien – de la mémoire mais le saisit au présent, dans son immanence proche de l’intemporel.

L’ouvrage, divisé en cinq chapitres, trace une courbe aux apparences biographiques, qui part de « la naissance du chant » (I) et conduit à « Proust aujourd’hui… » (V), dessinant des lignes de perspectives pour l’avenir. Entre ces deux bornes, Picon ressaisit Proust dans un triple rapport menant dialectiquement du Moi à l’autre (II), au monde (III) et à l’imaginaire (« Les révélations de la métaphore », IV). La première partie de l’ouvrage revient sur les jalons de La Recherche et ses origines : l’essai abandonné sur Sainte-Beuve, révélant qu’avant La Recherche, « Proust n’a rien écrit qui en soit distinct », hasardant même : « On peut aussi penser qu’il n’eût rien écrit en dehors d’elle »   . Il nomme ainsi « chant proustien » cette voix qui monte dès le début de Du côté de chez Swann, sort de la pénombre et « éclaire peu à peu les images de la vie »   . Réfléchissant sur le passage du « je » au « il » de Jean Santeuil, Picon précise que le « je » de La Recherche n’est pas « celui de la sincérité autobiographique »   , mais qu’il mêle de manière bien plus complexe le héros qui vit les aventures à l’observateur ou au rêveur. Bref, il s’agit d’un paradoxe, d’un « je impersonnel »   . Embarqué dans un mouvement arrière incessant, pris dans le « flux de la vie » qui « n’avance que sur les eaux du reflux »   , ce « je impersonnel » fait de la chambre le lieu cardinal et symbolique d’une recompositon d’un monde. De manière judicieuse, Picon voit dans l’œuvre non pas l’histoire d’un endormissement mais « d’un réveil, d’un éveil » dont la nuit est « complice »   .

Il faut donc sonder les ombres de cet étrange « je » dans la figure du « Moi » éprouvé d’abord à l’aune de « l’autre » (II) et du « monde » (III), ses deux bornes, proches et éloignées, où il se reflète comme il se pense. Hanté par Balzac et Stendhal, Gaëtan Picon ne peut manquer de les comparer à Proust et sa singulière et immense entreprise : s’ouvrant sur une attente et se refermant sur un rassemblement, l’œuvre proustienne lui semble une énorme parenthèse où les autres sont aimantés par la figure centrale qui retrace ce monde qui s’élève au son de sa voix. Sur le plan des personnages, une distinction claire s’opère : chez Balzac, le personnage est vu et parfois déjà connu alors que chez Proust, « il nous apparaît »   , éblouit, survient à l’imprévu, éclatant de toute sa splendeur. Il provoque ce « choc de la sensation »   emblématisé par l’épisode originel de la madeleine. En « poète comique »   , Proust serait cet artisan du langage qui confère à chacun de ses personnages son idiolecte précis, subordonnant les identités à la classe à laquelle ils appartiennent, rappelant néanmoins que, par leur transparence, ils renvoient au fond à ce qui nous échappe, nous guidant vers une « connaissance accrue de nous-mêmes »   . Il en ressort plusieurs lois : « la réalité de l’autre est inconnaissable »   ; « cette réalité est insignifiante ou même inexistante : autrui n’étant rien que le révélateur d’un ordre général »   , si bien que le personnage individualisé en vient à disparaître, laissant éclater au grand jour à travers lui le « silence de la réalité humaine »   . L’attitude de l’homme devant l’événement devient alors « l’essence même du roman »   où se projette « l’univers intérieur du romancier »   .

« Épopée du moi, soliloque du montreur d’images »   , l’œuvre proustienne, prise dans le filtre du Moi face au monde pourrait se révéler aussi une « épopée de la subjectivité »   et par là une « très singulière rhapsodie de la connaissance ». Au filtre d’une réalité décevante où la nature exprime l’être mais où « l’imagination a été mystificatrice »   , le monde ne se révèle véritablement que par la phase intermédiaire du « réveil », qui fait passer « du néant au monde par l’intermédiaire du moi »   . Le moi se dessinerait alors, chez Proust, à travers le monde et par lui, le « sens de la vie » serait « suspendu à certaines sensations »   et le souvenir non point un élément de fixation mais un « bonheur vécu » créé par lui   . Le moi proustien, peint comme éternellement insatisfait, a besoin de réalité mais se heurte souvent, comme avec Venise, à l’inévitable déception. Gaëtan Picon perçoit dans cette déception du réel une ambivalence foncière car l’absence inquiète tout autant qu’elle figure la possibilité d’une présence. Chez Proust, même les figures du refuge sont réversibles et entérinent la « malignité du réel »   car le besoin de mystère demeure irréductible et l’ambivalence du rapport au réel se retrouve dans celle de « l’habitude »   . L’œuvre devra donc s’écrire contre l’habitude.

La solution à l’impasse du réel se trouverait alors, selon Picon, dans la faculté de révélation de la métaphore (IV). Là, Proust, par le rêve et le souvenir, transfigure les lieux, réalisant la promesse de leurs noms. S’attardant – de manière très richardienne – sur la poésie des reflets permettant à la fois la distance et la liberté   , le critique montre combien la musique joue un rôle transfigurateur, mais surtout la vue, exprimant la « possibilité métaphorique des choses », image d’un « protocole » établi « entre l’esprit et le monde »   . Explorant le champ très vaste des réminiscences proustiennes, Picon s’interroge brillamment sur le sens à donner à ces « émerveillements sensibles » qui font « l’étoffe même du livre »   . L’extase certes mène à l’intemporel mais qu’est-ce qui se joue là, dans l’instant de l’arrachement ? Peut-être au fond cet essentiel qu’est « la métaphore du temps et de l’espace, la métaphore du réel » qui établit l’identité du moi « à travers la succession temporelle »   . La métaphore réaliserait alors « cette exigence d’une unité synthétique de l’expérience et de la conscience » à visée « transcendantale »   .

Picon conclut alors dans la dernière partie de son livre (V, « Proust aujourd’hui… ») que ce qui fait l’originalité et « le charme sans pareil » de l’œuvre de Proust est cette alliance étrange « du récit romanesque et de l’expérience poétique, et le tempérament où elle se réalise »   . Étrange alchimie qui n’est certes pas nouvelle mais qui, chez Proust, trouve une « accentuation des caractères » et surtout « leur explication analytique »   . La « révolution kantienne » qu’opère Proust dans le roman   est synthétisée dans cet art de la formule qu’admirait Gracq, fondé sur un même renversement : « Où le romancier tournait autour du monde, le monde tourne autour du romancier »   . Pour finir ce texte, citons de nouveau une heureuse formule de Picon, qui saisit si bien l’édifice proustien dans son art minimaliste du détail et ses fondations de monument colossal, articulant l’immense et le minuscule : « Capitale de sable que la fourmi analytique forme peu à peu d’apports minuscules, avec ses galeries, ses écroulements, ses érosions imperceptibles, elle est le théâtre de la plus ample odyssée »   . L’on ne peut que louer Gallimard d’avoir, à l’occasion de ce funèbre anniversaire, ressorti des limbes ce petit bijou de critique qui pourra, de nouveau, éclairer des générations de lecteurs proustophiles ou proustolâtres.