Et si Proust n'était pas mort ? Exploitant cette hypothèse, Jérôme Bastianelli retrace avec érudition la vie hypothétique et passionnante d'un Proust survivant.

Balzac, dans Le Colonel Chabert, avait dépeint l’histoire insolite d’un colonel déclaré mort à la bataille d’Eylau et qui réapparaissait dix ans après, revenu d’entre les morts, révélant qu’en réalité, il avait survécu. C’est à une entreprise littéraire de ce genre que Jérôme Bastianelli se consacre dans son excellente biographie fictive, Les Années retrouvées de Marcel Proust (2022).

Fictive, le mot est peut-être un peu rapide : l’originalité de l’auteur a été de glisser, dans les creux de cette vie d’après la fatidique et fatale année 1922 – celle de la mort effective de Proust – des rappels de l’existence et de l’œuvre de l’auteur. Comme il l’avait fait jadis avec le musicien Vinteuil dans un autre très bon livre intitulé La Vraie Vie de Vinteuil   où il recomposait et imaginait la vie de l’auteur de la fameuse sonate qui enchante Swann, à partir des fragments de sa vie distillés dans La Recherche, Jérôme Bastianelli imagine que Proust a survécu à 1922 et que, comme Lazare, il ressuscite d’entre les morts, revenant de sa bronchite fatale au meilleur de sa forme, ou presque.

Alors commence une longue épopée, d’autres œuvres qui s’écrivent, des amitiés qui se tissent avec les plus grandes figures intellectuelles du siècle. Au gré de la scansion opérée par vingt-cinq chapitres, l’on suit ainsi cette autre vie de Proust survivant, ni tout à fait le même ni tout à fait différent de celui qu’on a connu – pour celles et ceux qui se sont intéressés à sa vie – au moins à travers les plus belles pages de La Recherche où l’on peut percevoir son reflet moiré dans les aventures de son héros et narrateur Marcel.

L’originalité de Jérôme Bastianelli n’est pas simplement d’avoir employé avec art cette vie fictive pour se lancer dans une forme de biographie imaginaire à la manière des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, se fondant sur des documents véridiques énumérés et commentés dans la section « Notes, éclaircissements et repères bibliographiques » située à la fin de l’ouvrage et qui envisage les écarts et les resserrements avec la matière documentaire employée. Il a aussi habilement tressé les aventures de son personnage entre hantise et retour aux lieux mythiques qu’il a peint dans son œuvre maîtresse – Évian, Paris, Illiers – et voyages insolites dans des lieux jusque-là rêvés par le vrai Proust mais demeurés dans sa vie des possibles impossibles, morts dans l’œuf de l’imagination et du désir, ces « Venises » intérieures que peint si bien Paul Morand : Marseille, la Corse et… l’inattendue New York. L’on suit ainsi les errances et les replis de ce Proust imaginaire d’outre-tombe, toujours taraudé par son asthme éternel, ses repentirs et ses doutes, ses rêves et ses espoirs, osant parfois sortir du cadre parisien où il se retranche pendant la guerre jusqu’aux derniers instants, quittant forcé et contraint la capitale envahie par les troupes hitlériennes.

Ça n’est pas la moindre des originalités de cet ouvrage que d’avoir fait finir sa vie et mourir Proust à New York, comme Zweig en exil à Petropolis. Mais il ne se suicide pas comme l’immense auteur autrichien, désespéré de voir le monde qu’il aimait disparaître corps et bien. Le Proust de Jérôme Bastianelli y coule de vieux jours, entouré de tout ce que New York connaît alors de grandes figures intellectuelles – Saint-Exupéry, Breton, Horace Finaly bien sûr, Greta Garbo ou Marguerite Yourcenar. L’Hadrien de Jérôme Bastianelli se nomme Proust, il rêve de musique et d’autres ouvrages, en publie même, mais demeure étrangement fidèle, dans sa survivance imaginaire, à celui qu’il a été et sera toujours dans notre mémoire : poète de sa vie autant que de son œuvre, méditant, rêveur, sur le temps et rebrassant éternellement ses souvenirs.

Jérôme Bastianelli lui donne peut-être au fond la plus belle des morts avec, sur sa table de chevet, un exemplaire de François le Champi de George Sand, dans l’édition de 1852, celle qu’il avait si souvent lue dans son enfance. La boucle est bouclée et l’on ne peut s’empêcher de penser au fond que ce champi, c’est un peu Proust lui-même, qui a aussi conservé sur sa table de nuit de défunt « une photographie de Madame Proust ».

Mais c’est à un autre double et mentor auquel l’auteur de cette biographie rêveuse emprunte les derniers mots de son livre : Ruskin, le critique d’art révéré par Proust et auquel Jérôme Bastianelli a consacré plusieurs ouvrages, éditant les textes de Proust sur lui   , ainsi qu’un remarqué et remarquable Dictionnaire Proust-Ruskin   . La citation en exergue de sa traduction de La Bible d’Amiens prend alors un sens nouveau dans ce contexte particulier de conclusion du livre : « Puis vient le temps du travail, puis le temps de la mort, qui dans les vies heureuses est court. »

Court, trop court fut en effet le temps que vécut Proust. Sa biographie rêvée prolonge ainsi bien heureusement ce temps avorté où il a occupé cette Terre avec le génie qui est le sien. L’on remercie ainsi Jérôme Bastianelli d’avoir recréé ce rêve d’une vie pour nous faire songer encore et encore en compagnie d’un de nos plus grands écrivains.