La lecture d'opuscules méconnus de l'œuvre de Leibniz témoignent de son intérêt pour l'esthétique et dévoilent le projet étonnant d'un "théâtre de la nature et de l’art".

C’est à un historien d’art allemand, Horst Bredekamp, que nous devons cet ouvrage majeur, écrit en 2008 et consacré au philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). Le lectorat français connaît déjà cet auteur pour sa Théorie de l’acte d’image, paru en allemand en 2007 et traduit en 2015 aux éditions La Découverte. L’ouvrage que font paraître Les Presses du réel poursuit d’une certaine manière la thématique de la présence et de la puissance des images, en s’appuyant plus spécifiquement sur la pensée d’un philosophe qui, au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, en a proposé un traitement original.

L’importance des images dans la philosophie de Leibniz n’est pas évidente au premier abord, car ce n’est pas dans ses œuvres les plus connues qu’elle s’y trouve développée. C’est bien plutôt à la faveur de l’édition, par l’académie de Berlin, des œuvres complètes du philosophe — et donc de l’accès à des écrits plus méconnus — que Bredekamp a tiré ce fil réflexif.

L’exploration des rapports de Leibniz avec les arts commence par une semi-plaisanterie : Bredekamp remarque que si, selon la célèbre formule de la Monadologie (publiée en 1714), les entités individuelles que sont les « monades » n’ont « ni porte, ni fenêtre », Leibniz — qui les théorise — a bien, pour sa part, des « fenêtres » lui permettant de voir autour de lui, c’est-à-dire des facultés sensorielles ouvrant sa conscience sur le monde et les objets qui l’entourent. Au-delà du trait d’esprit, l’auteur constate que les commentateurs ont largement sous-estimé la présence et le poids de la connaissance visuelle et sensible chez Leibniz, se focalisant sur la seule logique formelle.

L’ouvrage s’attache donc à combler cette lacune, tout en ne jouant pas une option contre l'autre : il s'agit pour Bredekamp de montrer l'ampleur des réflexions esthétiques de Leibniz y compris dans ses écrits mathématiques et logiques. Plutôt que de segmenter l'œuvre du philosophe en des éléments indépendants les uns des autres, l'auteur s'efforce d'articuler son projet de caractéristique universelle, sa théorie de l’art combinatoire, ses réflexions mathématiques et sa conception de l’art, au sein d'un corpus unifié désormais accessible.

Le « théâtre de la nature et de l’art »

On trouve au cœur de ce corpus un texte daté de 1675 et intitulé Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de représentation, formulant le projet d'édifier un « théâtre de la nature et de l’art », conçu sur le modèle des cabinets de curiosité — ces espaces où des collectionneurs entreposent et exposent des objets insolites, naturels ou artificiels, tels que des pierres rares, des pharmacopées exotiques, des fossiles, des animaux empaillés ou encore des instruments scientifiques. Leibniz imagine ce théâtre comme un espace ludique donnant à voir le spectacle des phénomènes naturels et des techniques humaines.

Le philosophe n'a pas trente ans lorsqu'il formule son projet, mais il est déjà passionné de cabinets de curiosité, de musées et de scénographie. Quoiqu'il s'agisse d'un aspect méconnu de sa personnalité, il consacre beaucoup de temps à visiter des expositions, et on lui doit même un inventaire des lieux culturels de l’Europe de son époque. Bredekamp étudie ses voyages en Europe, à la recherche de connaissances nouvelles et d'objets insolites retenus par les uns ou les autres. Depuis Leipzig dont il est originaire, il se rend à Mayence, à Hanovre puis part pour l’Italie (Florence, Rome, Naples), et rend visite aux collectionneurs les plus réputés. Bredekamp illustre ces parcours par de nombreuses gravures représentant des cabinets de curiosité qui donnent une figure concrète au théâtre rêvé par le philosophe.

L’expression de « théâtre de la nature et des arts » n'est pas une invention de Leibniz. Il l'emprunte au médecin Johann Joachim Becher qui l’a forgée en 1668 et qui voyait dans ce type de dispositif une voie royale pour le développement de la raison. La notion de « théâtre » permet de souligner le fait qu’il s’agit d’un mode d’exposition, dans lequel la nature tout entière est donnée en spectacle. Toutefois, alors que Becher se figurait un théâtre peuplé d’objets inertes, Leibniz entend y introduire du mouvement : des acteurs et des danseurs, des automates imitant le mouvement des animaux et des machines imitant celui des astres, des jeux et des expériences scientifiques.

Éduquer par la représentation

Les objets ainsi livrés à la « curiosité » des spectateurs sont sélectionnés pour leur intérêt scientifique et le théâtre s'insère en ce sens dans une perspective éducative. Il a vocation à faciliter conjointement la recherche et l’apprentissage, par le recours au visuel et au tactile. Le cabinet d’art est en effet destiné à rendre l’imagination plus sensible au détail et à faire apparaître les objets dans leur singularité.

Pour ce faire, Leibniz est extrêmement attentif à la manière dont le théâtre doit exposer au public les merveilles qu'il renferme. Il s’inquiète par exemple du rideau de scène, de la manière de l’ouvrir et de le tirer afin de concentrer l’attention des spectateurs. Il envisage d'introduire dans son théâtre des clowns, des acrobates, des artistes de jeu, un cracheur de feu (qui fera l’admiration de la cour de Hanovre), de manière à susciter la connaissance par le divertissement, et plus particulièrement par la stimulation de ses sens.

Le philosophe inclut encore dans son projet un théâtre d’ombre, qui le pousse à s'intéresser à des questions classiques de peinture ou d'architecture. Afin de déterminer la meilleure manière de mettre en œuvre ces projections, il passe en revue les travaux d’Alberti et de Vinci sur la perspective, mais aussi quelques légendes de la peinture, et notamment celle de la peintre Callirrhoé (dite « fille de Butadès ») pour ses découvertes sur le relief. De même, Leibniz étudie les efforts du graveur Abraham Bosse pour traduire dans une forme picturale les analyses du mathématicien et géomètre Girard Desargues. En commentant ces réflexions, Bredekamp parcourt de magnifiques gravures d’époque, donnant une forme très concrète aux recommandations du philosophe.

Esthétique, théorie de la connaissance et métaphysique

L'une des intentions de l'auteur, tout au long de son commentaire, est de mettre en évidence le rapport de ce projet avec les textes plus connus de Leibniz. En tant qu'il cherche à valoriser la connaissance grâce à l'observation et l'expérience sensible, le projet du « théâtre de la nature et de l’art » présuppose une certaine théorie de la connaissance, qui reconnaît un rôle déterminant à la représentation. Alors que cette dernière est associée, chez les contemporains de Leibniz, à l'illusion des sens — en particulier de la vision — et aux leurres de l'imagination, elle a chez lui une fonction centrale dans le processus d’acquisition de la connaissance.

Bredekamp va plus loin encore lorsqu'il établit un parallèle entre l'objectif assigné au théâtre et le § 15 de la Monadologie, dans lequel Leibniz déploie l’idée d’une multiplication des points de vue qui diffracte une vérité unique — celle de Dieu. Par l'exposition des objets qu'il rend possible, le théâtre réunit d'une certaine manière cette multiplicité en les scénographiant, de manière à la rendre accessible à tous les regards.

On peut, dans la même logique, interpréter à nouveaux frais certains concepts clef de la métaphysique leibnizienne à l'aune de ce projet esthétique. Ainsi de la notion de pli (Falte), qui peut renvoyer tout autant aux plis de l’étoffe (appuyés par un dessin de Leibniz représentant les plis d’une jarretière) qu'à ceux des rides et replis du cœur, des sens ou de l’âme. Bredekamp montre que, de ce point de vue, le pli fait la jonction entre les domaines de l'art et de la connaissance.

Leibniz étend en effet cette notion esthétique à des considérations bien plus larges : c'est par elle qu'il en vient à décrire la constitution de l’espace cosmique. Le philosophe se représente en effet un espace concentré sous la pression d’une force active qui, telle une machine à plisser, ne cesse de produire des différenciations profondes à l’intérieur de lui. C'est notamment cette notion de pli qui rend compte du fait que l’univers leibnizien ne connait ni espace vide, ni atome, mais seulement une matière qui se replie indéfiniment sur elle-même — en d'autres termes, un espace conçu comme une feuille de papier ou un tissu plissé.

Un projet artistique et politique

Outre ces conséquences théoriques, l'opuscule Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de représentation a aussi un horizon politique. Le texte en appelle en effet au soutien (symbolique et financier) de quelques personnalités de pouvoir ou d'argent afin de mettre en œuvre ce projet de théâtre. Il requiert également la participation de divers savants et artistes (mathématiciens, architectes, horlogers, typographes, musiciens, sculpteurs, etc.), potentiellement venus de différentes régions du monde, pour en imagner collectivement les spectacles et les contenus.

Leibniz souhaitait accompagner son théâtre d'une Académie des sciences et des arts et visait, à terme, des initiatives plus larges encore : l'avènement d’un État de savants qui aurait vocation à réorganiser les domaines de la recherche et à repenser les liens avec les arts plastiques et les techniques (imprimerie, industrie textile, etc.).

En imaginant la création d'un « théâtre de la nature et de l’art » Leibniz ambitionnait finalement de rassembler les savants pour concentrer les savoirs ; de présenter au public une somme de connaissances achevée, conjugant l’inventivité de la nature et l’inventivité humaine. Chaque représentation devait faire sentir au spectateur la toute-puissance de Dieu et la sagesse de la création dans l’harmonie de la nature et de l’art. Un tel projet ressemblait certes à une « drôle de pensée », mais ne se voulait pas utopique pour autant.