Si la mondialisation permet aux entreprises de s'abstraire des règles définies dans les territoires où elles opèrent, alors elle empêche la préservation des biens communs locaux.

Pour une majorité des économistes, la mondialisation trouve sa justification dans les bénéfices que l’on tire du libre-échange et dans la capacité des États à corriger ses nuisances, le cas échéant, par la taxation ou la réglementation. Mais à partir d’un certain niveau de déterritorialisation des échanges, ce deuxième volet ne fonctionne plus, et il devient tout simplement impossible de faire prévaloir une conception du bien commun sur les intérêts privés qui s’expriment dans ces échanges. Les coûts cachés de la mondialisation deviennent alors colossaux pour les territoires. On songe bien sûr aux dégradations environnementales et à la montée des inégalités, et à la multiplication des crises et à leurs cortèges d'effets délétères.

L'économiste Guillaume Vuillemey dans le petit livre qu'il vient de faire paraître, Le temps de la démondialisation (Seuil, 2022), s'attaque précisément à cette doxa : concevoir autrement la mondialisation (et donc aussi le protectionnisme) constitue un préalable, explique-t-il, si l'on veut pouvoir en combattre les effets nocifs et promouvoir et protéger les biens communs que reconnaît une communauté territoriale.

 

La mondialisation a-t-elle définitivement dépassé le point où ses inconvénients surpasseraient ses avantages ? 

Guillaume Vuillemey : On peut raisonnablement le penser. Le cœur de mon argument est le suivant. Quand on regarde le passé, le commerce lointain a toujours existé. Mais, traditionnellement, il restait soumis au droit des pays traversés, et chaque pays s’efforçait de trouver un équilibre entre les gains privés de ceux qui échangent et une conception locale du bien commun (nécessité de préserver telle ou telle tradition industrielle, tel savoir-faire, de redistribuer les richesses, etc.).

Telle que je la décris, la mondialisation est un processus par lequel les acteurs les plus mobiles ont pu s’abstraire de ces considérations pour le bien commun, notamment par l’évasion fiscale et réglementaire, ainsi que par la mise en concurrence de tous les systèmes juridiques de la planète. Il en a résulté une situation qui me frappe beaucoup : une surabondance de biens privés (qu’il ne s’agit pas de nier), mais un manque criant de biens collectifs (services publics, environnement naturels sains, sentiment de « faire corps » avec le reste de la société, sentiment d’un ordre social juste, etc.). Le grand enjeu actuel est le retour de ces biens communs. 

Que faudrait-il faire pour y remédier ? Pourquoi ne peut-on pas s’en remettre aux entreprises ?

Le thème de la « responsabilité sociale » des entreprises est à la mode. Comme toutes les modes intellectuelles, il cache le meilleur et le pire. Ainsi que je l’explique dans le livre, beaucoup d’entreprises exploitent la concurrence des normes rendue possible par la mondialisation, ce qui les conduit, consciemment ou non, à contribuer à l’abandon des biens communs territoriaux.

Dans ce contexte, si l’appel à la « responsabilité » est louable, encore faut-il savoir de quoi on parle. Bien souvent, il s’agit d’une « responsabilité » très abstraite, qui consistera par exemple à faire des dons à des ONG défendant l’environnement, alors même que l’entreprise polluera les lieux concrets où s’exerce son activité.

Au contraire, à mes yeux, les « responsabilités » des entreprises sont avant tout territoriales : il devrait s’agir pour elles de s’insérer au mieux dans un tissu économique local, dans un milieu naturel particulier, sans conduire à leur bouleversement ou à leur disparition. 

Instaurer une gouvernance mondiale pour faire prévaloir des biens communs suppose de réussir à s’entendre sur ceux-ci, ce qui paraît assez hasardeux. Est-ce défendable ?

C’est un objectif louable, mais politiquement peu réaliste. On parle de coordination européenne ou mondiale depuis très longtemps sur les questions fiscales ou pour réguler les pavillons de complaisance dans la marine. Même au sein de l’Union européenne, ces sujets se heurtent à des résistances majeures, car les pays qui ont les taux d’imposition ou les contraintes réglementaires les plus bas entendent les conserver.

J’ajoute que les projets de gouvernance mondiale se heurtent à une autre difficulté majeure : si l’on veut une politique mondiale, cela présuppose une hiérarchie de valeurs, des fins partagées à l’échelle du monde. Sur quelques rares sujets, un tel accord peut exister. Mais sur bien d’autres, ce ne sera pas le cas.

In fine, la gouvernance mondiale risque d’être le paravent d’un mouvement par lequel une ou plusieurs grandes puissances tentent d’imposer leurs objectifs propres à d’autres pays moins puissants. Bref, une forme d’impérialisme. 

Reste alors la solution d’un protectionnisme bien compris, qui permette de protéger ce qui est cher à une communauté, écrivez-vous. Mais cela suppose, d’une part, de réussir à obtenir un consensus sur ces objectifs et, d’autre part, de réussir à surmonter la tendance des échanges à la déterritorialisation. Comment mettre alors cette idée en pratique ? 

À mes yeux, il faut profondément réorienter les débats sur le protectionnisme. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui défendent le protectionnisme disent, grosso modo : « le protectionnisme augmentera notre niveau de vie (ou notre taux de croissance) ». Cela me semble une impasse : si l’on a besoin de protectionnisme, c’est au contraire pour protéger tout ce qui ne se réduit pas à des valeurs monétaires, à des taux de croissance. En un mot, pour protéger des biens communs, qu’ils soient naturels, culturels, stratégiques, etc. Par exemple, des réglementations plus strictes sur l’origine des produits, visant à favoriser des circuits plus courts et une consommation plus locale, me sembleraient une excellente chose.

Aujourd’hui, beaucoup de tentatives visant à relocaliser la production et la consommation restent malheureusement vues comme des entraves injustifiées au libre-échange.