L'Empire byzantin a brillé pendant un millénaire par ses singularités, ses connexions et ses rivalités. La qualité des sources explique l'intérêt des historiennes et des historiens pour cet espace.

Prise entre l’Orient et sa relation à Rome, l’histoire byzantine a longtemps été prisonnière de cet étau. Or de nombreux éléments singularisent l’Empire byzantin : le maintien d’un État fort, le rapport entre les petits et les grands propriétaires, une vie religieuse foisonnante, la place des impératrices ou encore sa position de carrefour l’amenant à renforcer les contacts avec l’ensemble des mondes méditerranéens tout en devant affronter de multiples menaces. L’histoire de cet Empire est donc riche et complexe.

L’historien Éric Limousin revient sur ce millénaire particulièrement riche dans le cadre de la dernière Documentation photographique.

L’empereur byzantin aux IXe et Xe siècles est étudié en Première dans le cadre des rapports entre les États et les religions. Le basileus est certes porteur d’une sacralité, mais il doit composer avec le patriarche de Constantinople.

Nonfiction.fr : Au milieu des années 2000, Byzance avait été l’objet d’une question à l’Agrégation et au Capes (Le monde byzantin, 750-1204. Économie et société) avec une mise en avant des travaux, parmi d’autres, de Jean-Claude Cheynet et Michel Kaplan. Quels pans de l’histoire byzantine ont été le plus renouvelés depuis, selon vous ?

Éric Limousin : La question de concours s’appuyait en grande partie sur les grandes études des byzantinistes français, mais elle bénéficiait également de la mise à disposition des chercheurs et des étudiants de l’Economy History of Byzantium sous la direction d’Angeliki Laiou. Cette publication a mis à jour nos connaissances dans de nombreux domaines et des chercheurs français comme Jacques Lefort ou Gilbert Dagron y ont grandement participé. Actuellement, il semble bien que nous soyons dans une période où il est nécessaire de mettre à plat nos connaissances sur Byzance, d’où la publication de ces nombreux manuels aux éditions Brill (après ceux de la Nouvelle Clio).

Les thématiques en vogue, selon moi, sont bien sûr les questions économiques et surtout la place des acteurs dans les échanges économiques : les aristocrates et la fortune, les grands établissements monastiques. Les études sur l’administration byzantine, la place et le rôle de l’aristocratie dans le fonctionnement de l’empire, sont un autre angle d’attaque, en particulier pour les chercheurs qui exploitent les ressources de la sigillographie.

L’empereur, bien évidemment, reste parmi les préoccupations des byzantinistes, mais les impératrices commencent à les concurrencer. Il est à espérer que la mise à disposition de tous du texte complet, en grec et en français, du Livre des Cérémonies va susciter chez les étudiants et étudiantes la naissance d’une appétence pour l’histoire byzantine.

Enfin, pour moi et pour le grand public, les résultats des fouilles du port de Yenikapi à Istanbul ont fait évoluer à la fois nos connaissances sur la construction navale byzantine, mais également sur l’organisation du système portuaire de Constantinople.

Le commencement de l’Empire byzantin est moins symbolisé par une date que par le règne de Constantin (306-337), marquant une rupture, notamment par le développement du christianisme. En quoi son règne est-il fondateur ?

Pour les enseignants à tous les niveaux, l'empereur Constantin est une référence assez « pratique ». En effet, son règne permet d’étudier la mise en place d’un pouvoir s’appuyant sur une double nature : romaine évidemment, mais désormais chrétienne. Il permet également d’étudier la mise en œuvre de cette construction faite d’avancées, de reculs, de négociations entre l’empereur et, d’une part, les nouvelles élites chrétiennes, d’autre part, les anciennes élites païennes.

Pour ce qui est des relations entre l’empereur et l’Église, tout est mis en place de manière exemplaire à partir du concile de Nicée : tout concile œcuménique doit ressembler à celui de Nicée, les participants doivent se comporter comme les évêques du Concile de Nicée, un empereur respectueux du fonctionnement du concile doit se comporter comme Constantin (ou du moins comme Eusèbe de Césarée nous le décrit dans sa Chronique).

Mais dans le même temps, Constantin montre les signes de cette tentation de contrôler l’Église qu’ont les empereurs tout au long de l’histoire byzantine : l’empereur respecte les formes du concile, mais ne respecte pas les décisions du concile ; il intervient discrètement dans le fonctionnement des institutions ecclésiastiques. Enfin, et surtout, la fonction impériale est glorifiée — à la romaine — en construisant le mausolée des Saints-Apôtres à la gloire du seul Constantin.

Toutefois, ces aspects sont plus difficiles à mettre en avant, éblouis que nous sommes par la gloire de cet empereur, gloire encore augmentée par la fondation de Constantinople.

Vous expliquez que l’Empire byzantin se singularise par le maintien d’un État fort incarné par différentes dynasties dont les Macédoniens et Basile II (976-1025). En quoi ce long règne marque-t-il un apogée de l’Empire ?

Le règne de Basile II est celui de l’apogée territorial de l’Empire : quelques conquêtes sont certes postérieures autour d’Edesse, mais son règne est marqué par la consolidation de la frontière orientale (conquête des territoires arméniens) et par le renforcement de la position byzantine à Antioche ; surtout, il est symbolisé par la reconquête de la Bulgarie. Sur le plan intérieur, Basile II parvient, à partir de l'an 987, à mettre au pas l’aristocratie d’Asie Mineure après l’échec des grandes révoltes, leur assurant richesse et gloire en les mettant au service de l’État byzantin.

Tout cela n’est possible que parce que la politique fiscale de Basile II est rigoureuse et touche une économie byzantine en plein essor. Ainsi, la paysannerie de l’Empire finance (par l’impôt) l’armée et les fonctionnaires et contribue à l’essor de Constantinople. Il est mentionné par Michel Psellos qu’à sa mort, les réserves du trésor impérial se montre à 14,4 millions de nomismata.

Toutefois, certains éléments se mettent en place qui peuvent annoncer les difficultés futures : aux frontières balkaniques et orientales apparaissent de nouveaux adversaires, nomades Petchénègues en Occident, Turcs seldjoukides en Orient. Sur le plan intérieur, les aristocrates sont toujours indispensables au fonctionnement de l’État et ils en tirent des bénéfices substantiels. Enfin, la continuité de la dynastie n’a été assurée ni par Basile II, ni par son frère Constantin VIII, qui ont « oublié » de marier les sœurs porphyrogénètes (c'est-à-dire les filles légitimes de l'empereur, nées dans la pourpre).

L’empereur byzantin s’inscrit dans une tradition romaine et chrétienne, mais aussi orientale par sa représentation. Qu’est-ce qui distingue l’empereur byzantin, particulièrement visible dans sa capitale, d’autres détenteurs d’un pouvoir similaire tels Charlemagne ou le calife ?

Il est certain que les emprunts d’un pouvoir à l’autre sont certains dans le cas des cérémonies. Ainsi, la proskynèse (le fait de se prosterner devant une personne de rang supérieur), coutume d’origine perse, se retrouve aussi bien à Constantinople qu’au Caire. L'étalage de richesse pendant les réceptions et les processions est un système commun à Constantinople et à Bagdad : le décor mobilier, la mise en scène, la profusion de personnels fastueusement vêtus ont pour objectif de déstabiliser les ambassadeurs, toutes ces réceptions obéissant surtout à une étiquette minutieusement réglée qui donne tout son prix à l’audience impériale et califale. Si l’on veut, c’est ce que recherchent en partie les Carolingiens et les Ottoniens lorsqu’ils tentent d’adapter l’architecture et les arts décoratifs byzantins à Aix-la-Chapelle.

Toutefois, le cérémonial est un véritable système de gouvernement pour les empereurs byzantins, qui mettent en scène autour d’eux, leur famille, les fonctionnaires palatins et, en particulier, les eunuques. Ainsi, pour les aristocrates, la participation aux cérémonies est indispensable pour assurer la pérennité de la famille. Enfin et surtout — c’est la grande différence avec le calife abbasside —, ces cérémonies permettent à l’empereur de se rendre visible de la population de Constantinople : au Palais par les élites, à Sainte-Sophie par quelques milliers de personnes, à l’Hippodrome et dans les rues de la Ville par la population dans son ensemble.

Tout ce système de cérémonies permet une forme de communication politique : ainsi, Théophile, selon la tradition, se promène dans les rues de la Ville pour ressentir l’opinion des populations. De même en 1042, les membres des métiers conspuent Michel V et exigent le retour des porphyrogénètes.

Les impératrices jouent un rôle majeur au sein de la famille impériale et de la cour des femmes du palais, mais certaines disposent également d’un réel pouvoir politique, comme l’impératrice Zoé, qui succède à son père Constantin VIII en 1028, même si ce sont ses trois maris successifs et son fils adoptif qui exercent le pouvoir. S’agit-il d’un contre-exemple ou les impératrices ont-elles un rôle politique crucial ?

Avec les deux sœurs, mais également avec Eudocie Makrembolitissa ou Irène Doukaina, les femmes exercent le pouvoir. Ainsi, les filles de Constantin VIII assurent une présence politique permanente entre 1028 et 1056. Il est certain que Zoé a été formée par son oncle Basile II au métier de gouvernant (même Psellos doit l’admettre et Théodora règne seule un temps).

Le problème vient d’un effet de sources, les auteurs étant peu disposés à décrire une femme au pouvoir, car ils ont une vision du pouvoir comme étant naturellement et essentiellement masculin. La mise à l’écart des femmes au XIe siècle est donc le résultat de la description que les auteurs nous livrent de leurs actions : ils les limitent au rôle traditionnel de garante de la continuité dynastique. À cet égard, Anne Comnène ne déroge pas à la règle, elle décrit sa grand-mère et sa mère comme des auxiliaires de son père, mais jamais comme des personnes capables de gouverner seules. Or, nous savons par ailleurs qu’Irène Doukaina a su préserver le patrimoine familial et ne pas le fondre dans celui des Comnènes.

On sait également que l’avis des impératrices compte dans la décision politique, car elles ont des relais dans l’aristocratie : Catherine, la femme d’Isaac Comnène, a des liens avec les familles bulgares intégrées dans l’aristocratie byzantine après 1018. C’est pourquoi, les empereurs cherchent à épouser des princesses étrangères (l’exemple de la famille d’Irène omniprésente dans les cercles du pouvoirs de Constantinople à la fin du VIIIe siècle sert de leçon pendant longtemps).

Menacé par les califats arabo-musulmans et les différents royaumes au nord de la Grèce actuelle, l’Empire byzantin devait également être capable de se défendre sur mer. Quels sont les atouts militaires de Byzance pour faire face à tant de menaces ?

Le principal atout de l’Empire vient de sa richesse : à partir du VIIIe siècle, nous assistons à un renouveau économique qui n'est arrêté que par les guerres. Le renouveau démographique semble sans fin, même si certaines régions connaissent un dépeuplement passager dû aux guerres dans les Balkans ou dans la région du Taurus. L’empereur peut toujours compter sur une population rurale nombreuse qui lui assure des revenus fiscaux, à tel point que les élites économiques et politiques cherchent avant tout à participer à la redistribution de la manne fiscale.

Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, la conjoncture est favorable : l’impôt, de plus en plus payé en monnaie, permet un financement permanent de l’armée. De ce fait, les troupes sont de plus en plus professionnelles ; l'ancienne organisation militaire (suivant la division du corps d'armée en thème et en tagma, soit une unité territoriale populaire et un bataillon de soldats permanents) qui a assuré la défense de l’Empire au VIIIe siècle, est remplacé par des troupes mercenaires efficace. Il faut noter que le recrutement ne fait pas nécessairement appel à des troupes étrangères.

À cela s’ajoute la diplomatie du nomisma (monnaie d'or), car l’empereur préfèrera toujours une mauvaise paix gagnée à prix d’or que les incertitudes d’une « bonne guerre ». Entre Léon III achetant l’alliance bulgare en 717-718, Basile II achetant un contingent russe (pour défendre Constantinople menacée par Bardas Phokas), ou Alexis Ier Comnène s’assurant de l’alliance vénitienne (au prix d’avantages commerciaux importants pour ces derniers), les exemples sont nombreux de l’efficacité de la diplomatie byzantine, très au fait des forces et faiblesses de ses partenaires.

La ville de Constantinople compte près de 500 000 habitants au VIe siècle et de nouveau au XIe siècle. Bénéficiant d’une solide position de carrefour, la ville a su faire face aux menaces (bien qu’elle soit mise à sac en 1204 et prise en 1453), tout en devenant le centre du pouvoir. Quel monument y incarne, selon vous, le mieux le pouvoir de l’Empire byzantin ?

Sans coquetterie exagérée, je ne mettrais pas en avant ni l’Hippodrome, ni le Grand Palais, ni la muraille de Théodose, ni même Sainte-Sophie. Mon choix se porterait sur la « modeste » église du Myrélaion, actuellement la mosquée Bodrum Camii. Pour quelles raisons ? D’abord parce que c’est un échec sur le long terme.

En effet, l’empereur Romain Ier Lécapène a voulu en faire un mausolée familial pour assoir sa prise de contrôle de la dynastie macédonienne. Pour ce faire, il a créé autour d’elle un monastère, centre du culte familial, mais également centre de ce que l’on appelle un oikos impérial, c’est-à-dire une fondation s’appuyant sur de très nombreuses propriétés foncières réparties dans tout l’Empire qui permettent au Myrélaion de participer à la vie économique de la capitale en assurant aux plus pauvres de la capitale la possibilité d’un pain peu cher voire gratuit. De plus, comme tous les autres oikoi, il est géré par de nombreux fonctionnaires qui bénéficient eux aussi de ces largesses.

Pour moi, cet établissement, comme celui du Monastère du Pantocrator, montre bien comment les empereurs byzantins ont assuré ce que l’on appellerait des missions de service public. Ils font ainsi parfaitement la synthèse entre la charité chrétienne et l’évergétisme antique, qui sont les deux piliers de ces relations avec la population de Constantinople.