M. M. Maftei analyse ce qu'elle considère être une nouvelle forme littéraire empreinte d'idéologie transhumaniste, qui n'est ni dystopie ni science-fiction, mais « fiction posthumaniste ».

Les transhumanistes ont beaucoup publié. Entre techno-prophétisme et utopie, leurs écrits ont depuis longtemps dépassé le stade de la semi-clandestinité pour accéder à une reconnaissance éditoriale plénière. On a encore plus publié sur le transhumanisme et, généralement, contre lui.

Initialement inspirée par une sorte de panique morale, cette littérature s’est progressivement affinée et est devenue plus sophistiquée. Mieux informée, plus argumentée, elle a pris souvent pour cible les accointances conceptuelles de la pensée transhumaniste avec les valeurs et les présupposés d’une société capitaliste de compétition et de performance, mais aussi de contrôle et de surveillance.

Enfin, depuis quelques années, des travaux universitaires, à la croisée de l’histoire des idées ou de l’histoire de l’art, de la sociologie, de la philosophie ou des études littéraires ont pris pour thème le transhumanisme. Ce dernier est donc devenu un objet d’étude académique, au grand dam parfois de ses critiques les plus déterminés, qui le tiennent pour un mouvement dangereux que l’on doit combattre et à propos duquel la distanciation qui sied à l’approche savante n’est pas de mise.

De quoi s’agit-il ?

L’ouvrage de Mara Magda Maftei, professeure des universités à Bucarest et chercheuse associée à l’Observatoire des écritures françaises et francophones contemporaines (Université Paris Nanterre), se range indubitablement dans la rubrique « ouvrages universitaires ». Il s’agit d’une introduction, déjà savante et approfondie à une nouvelle forme littéraire, apparue au début du XXIe siècle »   et que Mara Magda Maftei appelle « fiction posthumaniste ».

Cette expression désigne un corpus francophone de 23 romans publiés entre 1998 et 2020 et dont les auteurs sont parfois connus du grand public (Michel Houellebecq, Antoine Bello), parfois beaucoup moins. Le caractère limité de ce corpus — bien entendu, il n’est nullement exclu que de nouvelles publications viennent l’enrichir et le diversifier — indique que l’on a bien affaire à la communication d’une recherche savante : l'auteure a identifié et étudié un nouvel objet d’étude et fait part de ses conclusions à un public en principe averti.

Mara Magda Maftei a donc repéré une forme littéraire singulière, aux traits suffisamment saillants pour qu’il soit possible de la distinguer d’autres formes ou genres littéraires apparentés. Ces traits cependant, ne seront explicités qu’à la suite d’un long parcours visant à retracer la genèse et le contenu d’un mouvement d’idées — l'auteure parle, moins charitablement, d’une idéologie — qui constitue, en quelque sorte la matrice de la fiction posthumaniste.

L’hypothèse, en effet, sous-tendant toute la recherche de Mara Magda Maftei est la suivante :

 « La fiction posthumaniste n’est autre que la réflexion pertinente du réel incarné par l’idéologie transhumaniste. »  

La fiction posthumaniste s’élaborant sur fond de réel transhumaniste, l'auteure va donc consacrer la première partie de son travail à expliquer comment elle interprète le transhumanisme.

Considérations « ismologiques »

Selon Mara Magda Maftei, le transhumanisme est un courant du posthumanisme et il arrive, selon l’ordre chronologique, bien après ce mouvement. Le transhumanisme « se réfère à la modification de l’Homme par la technologie (et aux attentes et aux craintes que cela suscite) »   .

Le posthumanisme est plus délicat à situer. Il se caractérise par une relation complexe à l’endroit de la pensée humaniste envers laquelle il entretient un rapport critique, préfiguré par le postmodernisme et le poststructuralisme. Le posthumanisme ne vise pas à liquider la pensée humaniste telle qu’elle s’incarne, principalement, dans le projet des Lumières, mais plutôt à la dépasser en accomplissant certaines de ses possibilités. Il développe ainsi un certain nombre d’idées clés parmi lesquelles celles-ci, particulièrement importantes : l’Homme est une construction en progression parce qu’il n’est pas un phénomène libre de toute idéologie, mais le résultat d’un processus idéologique et culturel.

Par conséquent, les limites de l’humain peuvent être surpassées par l’assimilation à une condition machinique. À la suite de H. Tirosh-Samuelson, historienne du judaïsme contemporain qui a aussi mené, ces dernières années, une réflexion importante sur les dimensions religieuses du transhumanisme, Mara Magda Maftei distingue deux volets du posthumanisme : un posthumanisme technoscientifique et un posthumanisme philosophique et culturel. Elle fait de cette distinction un usage particulièrement décidé, lequel constitue toute l’originalité de sa démarche :

« Le posthumanisme technologique est délégué au transhumanisme, grâce à leurs similitudes, et c’est le posthumanisme philosophique et culturel qui est retenu afin de construire l’argumentation du cadre conceptuel de la fiction posthumaniste »   .

Dès lors, l’économie de l’ouvrage devient limpide. La première partie traite de l’héritage culturel et philosophique à l’œuvre dans le posthumanisme technoscientifique (pour dire les choses plus rapidement : dans le transhumanisme), puis du contexte contemporain dans lequel il s’inscrit. La seconde partie aborde de façon plus précise la question de la fiction transhumaniste, comme forme littéraire émergente spécifique d’abord, dans ses rapports avec des genres littéraires apparentés ensuite.

Posthumanisme technoscientifique

Pointons une évidence : il est bien question d’un héritage culturel et philosophique du transhumanisme. Cela peut sembler anodin et on peut parier qu’un lecteur distrait ne relèvera même pas l’expression. Mais le geste de Mara Magda Maftei est décisif, en fait. Un grand nombre de critiques considèrent le transhumanisme comme le délire d’ingénieurs ou de savants fous qui auraient bricolé une idéologie comparable à la créature du Docteur Frankenstein, c’est-à-dire faite de pièces et de morceaux. En vertu de quoi, ces critiques se dispensent allègrement du travail fastidieux consistant à lire ce qu’écrivent les transhumanistes et à repérer les sources dont ils s’inspirent, pour mieux se livrer aux délices de la lecture symptomale.

Il est vrai que la littérature transhumaniste est souvent déprimante et répétitive ; il est vrai que ses sources sont d’un éclectisme qui confine au disparate. Mais un travail sérieux consiste justement à les mettre en ordre et à les synthétiser, ce que l'auteure fait en partant des notions relatives au thème de l’amélioration de l’Homme : Homme éternel, Homme artificiel, Homme augmenté, Homme s’appropriant la technique, Homme machine. Selon elle, ces notions renvoient à une culture de la genèse, de la fabrication ou de la production d’un homme nouveau.

Des éléments de cette culture ont été puisés par les tranhumanistes chez des philosophes, dans la littérature, mais aussi dans certains mythes et même dans des contes. Le transhumanisme comporte également une dimension religieuse ; il a, en ce sens, des liens avec le christianisme et, en particulier, avec le thème de l’immortalité et de la résurrection ; il comporte également des affinités avec ces religions diffuses ou atypiques que sont la Gnose et le New-Age. Mais on a affaire, avec le posthumanisme technoscientifique, à l’ambition de faire venir à l’existence non seulement un « homme nouveau », mais un « nouvel homme nouveau ».

Deux éléments principaux sont constitutifs de cette bascule. Il s’agit, d’une part, de l’annonce et du début de réalisation de la convergence NBIC (Nanotechnologies, biologie, informatique, sciences cognitives) qui constitue, en quelque sorte, la machinerie du nouvel homme nouveau. Il s’agit, d’autre part, du contexte social et économique qui tient lieu, en quelque sorte, de fabrique du nouvel homme nouveau. Le rêve de l’homme nouveau s’est déployé trop souvent, en effet, dans le cadre du totalitarisme. Celui du nouvel homme nouveau s’élabore sur fond de néolibéralisme où les individus se pensent — même si c’est sur le mode de l’illusion — comme les gestionnaires avisés de leur destinée. La substitution de l’eugénisme libéral au « bon vieil » eugénisme à l’ancienne est emblématique de cette situation.

De la réalité à la fiction

La seconde partie de l’ouvrage de Mara Magda Maftei aborde donc la question de la fiction transhumaniste. À ce titre, elle suppose chez le lecteur une certaine familiarité avec le vocabulaire et les instruments de la théorie et de la critique littéraires. On se proposera seulement ici de dégager ce qui semble essentiel dans la démarche et dans l’argumentation.

Si, comme il a été relevé il y a quelques lignes, la fiction transhumaniste renvoie à un réel, ce réel n’est pas la réalité empirique des objets, des dispositifs et des relations dont chacun peut avoir quotidiennement l’expérience. Il s’agit d’un réel déjà saisi par l’interprétation. Cette interprétation, on l’a noté, est idéologique, pas encore fictionnelle. En quoi, dès lors, la fiction va-t-elle se saisir de ce « réel » ?

Assez classiquement, la fiction est interprétée par l'auteure comme une construction conceptuelle permettant d’interpréter la réalité. Et, de fait, les œuvres du corpus étudié racontent le plus souvent l’histoire de quelque chose qui arrive à quelqu’un ou l’histoire de quelqu’un qui fait arriver quelque chose (ou se propose de faire arriver quelque chose). Conceptuelle et réflexive, la fiction transhumaniste n’en obéit pas moins à certaines exigences qui sont traditionnellement celles de la narration (intrigue, événements perturbateur, présence d’un héros, etc.). La littérature contemporaine est remplie des métamorphoses et des avatars de ces exigences. Celles concernant le « héros » peuvent fournir un fil conducteur intéressant qui permettra de s’orienter dans le labyrinthe de la fiction transhumaniste. Une remarque opérée très tôt avertit le lecteur :

« La technique nous prolonge et assume notre immortalité dans l’espace virtuel. Le je qui tient à nos corps biologiques se fait concurrencer par le moi numérique, par cette représentation, cette image du je réel. Néanmoins, notre moi a encore besoin de notre je pour exister… »  

L’homme nouveau, qui était un homme total n’était pas soumis à cette ligne de fracture. Mais c’est elle qui caractérise le nouvel homme nouveau et ses représentations fictionnelles.

Le moi numérique n’est pas, pour autant, un moi aliéné : cela distingue, par exemple, le regard critique porté par les auteurs de fiction transhumaniste de celui qui s’exprime dans la version cyberpunk de la science-fiction : plus distanciée, plus sophistiquée, la fiction transhumaniste ne met pas en scène des « héros révoltés » broyés par un mouvement qui les dépasse, mais des « anciens humains » décentrés, des héros déconstruits qui adhèrent cependant jusqu’à un certain point à ce qui leur arrive.

Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans le genre dystopique, « les auteurs posthumanistes n’engagent pas toujours leurs fictions dans la dénonciation de la société contemporaine, mais s’interrogent plutôt sur "l’identité" des êtres transformés par les biotechnologies, sur leur "humanité" nouvelle, mentale psychique, physique et sexuelle. »  

Comme le transhumanisme « idéologique » dont elle est la conséquence et l’expression littéraire, la fiction transhumaniste considère que la technique est, pour reprendre une formule illustre, l’enjeu du siècle. Mais là où le transhumanisme voit trop souvent dans la technologie — de façon assez peu critique, il faut bien le dire — la réalisation d’un programme conforme en tout point à l’idéal des Lumières, la fiction posthumaniste, bien plus subtile, est sensible aux effets d’hybridation de la technologie et se consacre à les mettre en scène.

Enrichi par une superbe bibliographie, l’ouvrage de Mara Magda Maftei constitue une approche très originale d’une forme littéraire en apparence énigmatique ou triviale : il propose, par un biais inédit, une clef pour comprendre ce qui se vit et s’écrit actuellement.