Dans une mise en scène nocturne, Christophe Rauck représente Richard II, souverain baigné dans l’atmosphère de trahison d’une Angleterre du XIVe siècle où le pouvoir se perd.

La scène est plongée dans la nuit. Un écran de tulle trouble la vision du spectateur. Derrière, Mowbray (Guillaume Lévêque) et Bolingbroke (Éric Challier), cousins du roi, encerclés par des projecteurs de lumière blanche et crue, s’affrontent devant la justice représentée par Jean de Gand (Thierry Bosc). Chacun accuse l’autre d’avoir trahi le roi. Les personnages se démènent dans leurs ronds de lumière blafarde, une sorte de lumière de lune qui évoque la conspiration. Des gants sont jetés, des insultes proférées, le spectateur ne sait à quel saint se vouer. Par-ci, par-là, la main du roi Richard II (Micha Lescot), sautille et voltige dans l’ombre entre les zones de lumière. Il semble s’amuser de ce procès comme d’une compétition de courtisans. Souple, railleur, il attise le conflit plus qu’il ne semble décidé à le résoudre, et paraît s’en amuser énormément. Mais la sentence tombe : les deux coupables sont condamnés à l’exil. Jean de Gand, arbitre de l’affaire, et père de Bolingbroke, se désole à l’idée de perdre son fils pour le peu d’années qui lui restent à vivre, mais rien n’y fait : l’ironique Richard II se réjouit de la peine qu’il inflige à ses cousins.

Quelle meilleure occasion que l’exil du principal intéressé pour le spolier de son héritage ? Richard II l’a bien compris, qui s’empare de la fortune et du patrimoine de Bolingbroke pour aller guerroyer en Irlande.

Une monarchie parlementaire à la démocratie désaffectée

Ceux qui ont le pouvoir mettent à mal la démocratie britannique. Nombre des scènes se déroulent dans la Chambre des Communes, vide. La couleur verte du velours qui en recouvre les bancs fait écho à la robe de chambre de Jean de Gand, père affligé et mal en point : la justice et le droit sont malades, baignés dans une lumière spectrale qui évoque la malhonnêteté. Et pour cause : les bancs de cette Chambre des Communes déserte ne sont peuplés que de membres de la famille du roi, qui s’entredéchire. Christophe Rauck entend montrer le délitement de la démocratie, la déconnexion avancée entre les puissants et le peuple au XIVe siècle. À chacun de faire le pont, s’il le souhaite, avec des époques plus contemporaines.

Les costumes, types britanniques des années 1950, transportent la pièce de Shakespeare dans un passé plus proche de nous que si des costumes d’époque avaient été choisis. Modernes, mais pas contemporains, ces costumes ont pour effet de rapprocher de nous cette intrigue tout en gardant une petite distance temporelle qui permet au spectateur de se représenter la pièce avec la perspective de l’histoire, et donc une certaine distance critique.

Un roi-artiste mal assis sur son trône

Parti guerroyer en Irlande, Richard II n’est pas préparé à apprendre le retour, en force, de son cousin Bolingbroke, bien décidé à faire respecter son droit et à récupérer ses titres. À ce moment, Richard II, mal entouré, n’est pas aimé du peuple. C’est une surprise pour lui, à son retour d’Irlande, de trouver l’ennemi dans son propre pays. Richard II se roule dans le sable sur la plage du Pays de Galles où il accoste, la mer est figurée par des images projetées de vagues gigantesques qui roulent contre des rochers. Le fracas prépare la catastrophe.

Au milieu même de la détresse, Richard II ne se départit pas de son humour cinglant. Micha Lescot, élastique, bondit, danse, fait et défait des poses, dessinant ainsi le portrait d’un roi certes peu honnête, mais rêveur, artiste, aimant à se raconter des histoires sur son destin et à moucher ingénieusement les autres. Son costume intégralement blanc suggère le mélange entre un insupportable frimeur et la poésie d’un Pierrot. Faible de caractère, Richard II est sensible, et peut-être trop pour être roi. La voix de Micha Lescot, travaillée, aiguë, nasillarde, avec des inflexions souples, évoque tout de l’homme délicat et probablement tourmenté par cette sensibilité qui n’est pas à mettre dans un roi. Les autres comédiens s’expriment d’une voix bien posée, qui porte, et articulent clairement ; ils ont des gestes décidés, ancrés : la rectitude de l’entourage du roi ne fait que renforcer le sentiment que Richard II n’est pas à sa place sur le trône.

Du roi crâneur au roi déchu, ou comment le bouffon devient grand

C’en est fait : Bolingbroke a gagné la guerre civile, Richard II est vaincu. À ce moment, le farceur imbu de lui-même qu’était le roi entre dans une forme de grandeur. La scène de la passation de la couronne fait atteindre le déjà ancien roi Richard à un état de grande victime dont on a pitié. La détresse de ce Richard II qui se dépouille de ses vêtements et de sa couronne exprime la douleur sincère d’un homme blessé, sans pour autant que l’on ressente un sentiment d’injustice. Richard, pathétique, vêtu seulement d’une chemise, donne en spectacle son désespoir et stupéfie l’assemblée. Elle est saisie, comme nous, d’un immense sentiment de commisération. Forcé de se séparer de sa femme, l’ex-reine (Cécile Garcia Fogel), Richard est emprisonné. Par son sort misérable, l’ancien tyran se rapproche de nous et du peuple.

La longévité des complots

L’on pourrait croire que la prise du pouvoir par Bolingbroke rétablirait la justice dans le pays déchiré. Mais, inexorablement, les complots continuent et Bolingbroke intercepte, via le duc d’York, une conjuration contre lui. La paix n’est pas près de revenir sur l’Angleterre. Dans sa prison de Pomfret, Richard, dans la nudité de son cachot, divague. L’image de ce souverain couché sur le dos, faible, délirant, confirme le sentiment de pitié qu’il avait suscité chez le spectateur lors de sa destitution. Survient un geôlier chargé d’un repas pour Richard, que le geôlier refuse de goûter. Richard comprend qu’on veut l’empoisonner mais il n’a pas le temps de sauter sur ses jambes que déjà il est assassiné d’un coup de feu, par un ami de Bolingbroke. Commanditaire de l’assassinat, Bolingbroke se désole pourtant de la mort violente de son cousin : celle-ci n’augure rien de bon pour la suite de son règne.

Personnage entre poésie et cruauté, Richard nous entraîne par sa mort vers la fascination pour les vertiges du pouvoir, au-delà de la justice et de la raison, et nous rappelle que la politique, si elle est chose publique, se décline aussi entre soi, en famille et entre amis. Personne n’est a priori innocent et la conspiration et les rivalités tireront toujours des fils dans les gouvernements, visibles ou invisibles.

Texte : William Shakespeare (traduction Jean-Michel Déprats).

Mise en scène : Christophe Rauck.

Spectacle créé le 20 juillet 2022 au Festival d’Avignon, 76e édition, donné au Théâtre Nanterre-Amandiers du 20 septembre au 15 octobre 2022.