Initialement paru en 2021 au Mercure de France, dans la collection « Traits et portraits », ce récit de l’académicienne Chantal Thomas est un hommage vibrant à son père.

Chantal Thomas est bien connue pour ses romans historiques, Les Adieux à la reine (Prix Fémina, 2002), Le Testament d’Olympe (2010) et L’Échange des princesses (2013), qui ont été pour elle l’occasion de mobiliser ses connaissances d’universitaire, spécialiste de Sade (à qui elle a consacré deux essais), de Casanova, de Madame du Deffand (dont elle a préfacé l’édition des Lettres à Voltaire), et plus généralement du siècle des Lumières, dans lequel elle apprécie l’art de la conversation, la légèreté du bel esprit et le refus du pathos.

Elle est aussi l’auteure d’une œuvre autobiographique délicate, toute en évocations et en sensations, nourrie par une enfance qui est son véritable pays et qu’elle n’a jamais vraiment quittée. Dans Souvenirs de la marée basse (2017), elle faisait le portrait de sa mère en nageuse passionnée et libre, jusque dans le grand canal du château de Versailles ! Elle racontait aussi son enfance à Arcachon et son goût pour les plaisirs de la plage et de la liberté. Elle y revient dans De sable et de neige, avec une écriture sensible et délicate célébrant la beauté du monde qui se découvre dans le « frisson iodé » éprouvé en dégustant des huîtres, ou à l’occasion de la recherche, dans ce monde de dunes, d’un caillou assez gros pour ouvrir un crabe…

C’est autour de la figure énigmatique de son père qu’est construit ce récit, comme un puzzle dont il constitue la pièce principale mais manquante.

« Mort de silence »

L’auteure partage avec Armand, son père, ancien résistant, dessinateur pour l’usine de papier kraft la « Cellulose du Pin », de précieux et rares moments, placés sous le signe d’un silence qui n’empêche pas une joie profonde et nourricière. Il l’emmène pêcher en mer, ou skier sur les aiguilles de pin, comme elle le raconte dans le chapitre « La piste de ski d’Arcachon », au titre énigmatique, illustré par une affiche du ski-club arcachonnais et de sa « piste sur grépins ». Car le charme du livre, conformément au principe de la collection « Traits et portraits » du Mercure de France, où il a paru initialement en 2021, provient aussi du dialogue entre le texte et les images : photographies familiales, documents, cartes postales, estampes japonaises, photographies d’Allen S. Weiss…

Le chapitre consacré au 21 février 1956 est un enchantement presque magique :

« Dans la nuit du 21 février 1956, alors que le Bassin embaumait le mimosa et que le meilleur de mon énergie était déjà tendu vers le printemps avait surgi : la ville de neige. C’était pour une seule fois. Malgré mes suppliques intimes, je le savais. Arcachon redeviendrait bientôt la ville de sable, mon père reprendrait le train pour aller travailler, son visage serait déserté par la joie. Mais restaient l’avenir des skis et ce qu’ils portaient de promesse de nouvelles neiges, pour mon interminable enchantement. »

L’auteure a l’art de faire éprouver « ce temps suspendu, dans la simple magie d’un flocon de neige ». Son père meurt à 43 ans, le 2 janvier 1963, alors qu’elle n’a que 17 ans. Elle refuse d’aller au cimetière, « là où le sable doré de la page devient poussière d’ossuaire ». Elle écoute avec son amie Lucile des disques des Chaussettes noires et de Charles Aznavour.

« Désormais je vivrai sur deux temps : le temps figé du deuil impossible, le temps mobile et miroitant de l’événement. La mort de mon père : une partie de moi, cachée, est devenue pierre, l’autre a fait de justesse un saut de côté et a rejoint le courant de la vie, sa merveilleuse fluidité. Les deux parties étant également vraies. Le cache était sans défaut. Il s’est déchiré une seule fois, à l’occasion d’un retour dans une station des Pyrénées. »

Une vie de voyages et de liberté dans la fidélité au père

Comme elle le raconte dans le chapitre « Habiter en passant », elle est capable de faire sienne une chambre d’hôtel rien qu’en y disposant quelques cartes postales, comme celle de La Fillette à l’oiseau mort, « découverte un jour de pluie au musée des Beaux-Arts de Bruxelles », ou celle du Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy, qui lui évoque cette affirmation de Mme du Deffand : « Personne n’est heureux, de l’ange jusqu’à l’huître. » Elle fait l’éloge de cette épistolière devenue aveugle à 56 ans :

« Elle est pour moi, dans sa sécheresse, son humour, ses engouements, l’incarnation même du XVIIIe siècle, mon siècle d’élection, ennemi du pathos et de la morbidité, branché, quoi qu’il en coûte, sur une musique de Vivaldi ou de Mozart. Marie de Vichy-Chamrond, marquise du Deffand, est l’anti-hystérie par excellence. L’anti-XIXe siècle. Le contraire de la femme selon Jules Michelet. La femme, c’est-à-dire l’épouse et mère. Surtout pas l’intellectuelle. »

À la mort de son père, elle s’inscrit dans la fidélité à sa leçon secrète et silencieuse :

« La vie était ouverte devant moi. J’étais décidée à aller voir au loin, à refuser les liens d’habitude et la résignation. Je fuirais comme la peste les sentiments de convention, me disais-je en marchant le long de la mer, tête baissée contre le vent d’hiver. S’il y avait eu en mon père, enfouis sous son mutisme, des romans rêvés, des aventures fantasmées, des pays convoités, je tenterais, au hasard, de leur donner réalité. Je ne saurais jamais lesquels bien sûr, je n’aurais d’autre guide que l’intensité de l’émotion : l’éclat de l’instant. »

Portrait de l’artiste en cueilleuse

Le parcours se boucle en décembre 2010 dans une ville déjà évoquée dans Café vivre (2020), Kyoto, où elle ramasse des feuilles d’érable qui n’ont d’égal « dans le coup d’éclat que la mandarine ou le kaki. » Cela lui rappelle les mûres dans la forêt d’Arcachon en septembre.

« J’appartiens à l’âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade. Et quand j’ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j’ai pensé que j’irais à travers des milliers de pages animée de l’esprit de cueillette, j’empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s’alléger tout en s’accroissant. »

Dans cette ville, elle aime le café Sagan, sur le Chemin de la Philosophie. Poussée par « le génie du lieu », elle se laisse absorber alors par « la passion triste », car « le deuil revient à l’improviste, comme les rêves, avec les rêves, ou bien selon une fatalité. Et les dates relèvent de la fatalité. » Laissons le lecteur découvrir ce que le 31 décembre 2010 réserve à l’auteure, et la beauté bouleversante de la fin de son récit sous le signe de la première carte postale reçue de son père, et gardée comme un « talisman dont on craint par maladresse d’annuler le pouvoir ».

L’auteure transmet au lecteur son don d’émerveillement, intact et infiniment précieux : Every day – there seems to be / Something wonderful to see!