Quinze chercheurs en sciences humaines explorent la notion d’« émotion collective » en puisant dans l’histoire et l’actualité des ressources pour lui donner une consistante théorique et pratique.

Trois spécialistes des affections et émotions ont présidé au rassemblement des quinze études formant ce volume. Il est consacré aux émotions collectives, et se distingue de ce point de vue des nombreux travaux issus de ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant émotionnel » de la recherche historique (entre 1999 et 2015), puisque ce mouvement se concentrait très largement sur les émotions individuelles. Puisant essentiellement sa matière dans des études littéraires, ce mouvement semblait néanmoins négliger les travaux des grands pionniers en la matière : les historiens Johan Huizinga, Marc Bloch et Georges Lefebvre. À l’inverse, l’ouvrage dirigé par Damien Boquet, Piroska Nagy et Lidia Zanetti Domingues propose de renouer avec cet héritage.

Ce volume réunit des historiens, des sociologues, des philosophes ou encore des spécialistes de différents arts, qui portent chacun leur intérêt sur des époques et des régions du monde différentes. Ainsi, on circule de l’Antiquité aux Gilets jaunes en passant par le Moyen-Âge et de l’Angleterre à la Hongrie en passant par l’Italie. On rencontre aussi, inévitablement, les théoriciens des foules du XIXe siècle, et notamment la psychologie réactionnaire de Gustave Le Bon, l’élitisme d’Émile Durkheim, ou les ambiguïtés de Gabriel de Tarde.

Genèse d'un concept 

La notion d'« émotions collectives » n'allant pas de soi, il est nécessaire d'en préciser tout d'abord la signification. Ainsi, Damien Boquet propose-t-il de la distinguer de ces expressions proches que sont les « sentiments collectifs », les « effervescences collectives », les « passions communes », la « contagion des émotions », ou encore les « émotions de foule ». On pourrait encore s'interroger sur la délimitation précise du champ de l’affectivité — ce que l'ensemble des articles contribuent à clarifier. Certains auteurs se chargent pour leur part d'explorer les origines philosophiques de cette notion, que ce soit dans le monde antique (Cicéron) ou moderne (Descartes, Hume, puis Spencer, Darwin et Freud).

La recherche sur les émotions collectives, depuis les premiers usages de cette expression jusqu’aux descriptions des phénomènes qu’elle recouvre, doit quelque chose à des historiens comme Jules Michelet et Hippolyte Taine. L’émotion collective était chez eux intégrée aux forces agissantes dans l’Histoire, mais renvoyait aussi à l’imaginaire des émotions irrationnelles ou des « bas-fonds » de la conscience humaine — en particulier chez Taine. De telles émotions émanaient, disait-on, de foules déchaînées et incontrôlables, irrationnelles et excessives, et débordaient les volontés individuelles — jusqu'à expulser, par exemple, un gouvernement.

Mais au-delà de la méfiance qu’inspiraient ces manifestations émotionnelles, le concept a ensuite acquis un sens plus positif. L’historien Lucien Febvre prononçait jadis un discours sur ces phénomènes « oubliés » de l’histoire : la haine, la peur, la cruauté, l’amour, etc. La vie affective, de manière générale, et ses manifestations, ont depuis lors été constituées en objet d’étude à part entière, et des doutes ont commencé à poindre concernant leur rejet systématique du côté de la nature et de l’irrationalité. De nos jours, les émotions collectives passent pour un « fait social » — particulièrement pertinent pour saisir le « capitalisme sentimental » qui caractérise notre société actuelle — et sont étudiées dans la perspective d’une histoire culturelle.

Les émotions collectives au prisme des clivages politiques

Le jugement positif ou négatif porté sur les émotions collectives relève peut-être d’un clivage politique. Les partisans de la stabilité politique ne peuvent en effet qu’être méfiants face aux mouvements des foules et les considérer comme des troubles sociaux ; ceux qui aspirent au contraire au renouveau se rapportent de manière plus favorable aux émotions des foules, plaçant en elles l’espoir d’un mouvement susceptible de changer l’ordre du monde.

Mais ce clivage ne peut lui-même être abstrait des situations historiques dans lesquelles s’expriment ces émotions, ni des significations précises qui lui sont alors associées. Par exemple, certaines contributions se penchent sur la Révolution française, qui impose le constat qu’on ne peut plus ignorer le peuple, ou encore sur la Commune de Paris, qui permet aux masses urbaines de faire irruption sur la scène politique. C’est dans l’analyse de ces événements que prend sens le clivage politique précédemment mentionné et les jugements différenciés qu’il fait porter sur les émotions collectives. À ces occasions, la pensée contre-révolutionnaire construit en effet une psychologie des foules qui ressemble fort à la psychologie de la mentalité criminelle. Les foules révolutionnaires y sont déshumanisées et « féminisées » — selon les préjugés de l'époque : on les décrit soumises à des comportements émotionnels et déraisonnables.

À l’inverse, les émotions collectives sont comprises, par ceux qui ne regardent pas les mouvements sociaux d’un œil réprobateur, comme un enthousiasme porteur d’un renouveau. C’est alors l’idée d’une créativité collective qui est en jeu dans l'expression de ces émotions, et le peuple se trouve réhabilité dans son affectivité même. Les mobilisations sociales et les manifestations syndicales ou politiques bénéficient ainsi d’un tout autre regard.

De nouvelles communautés sensibles

Les études de cas et les exemples historiques qu’analysent les différents auteurs permettent non seulement d’établir le fondement social et culturel des affections, mais encore de montrer comme l’émotion fait surgir de nouvelles communautés sensibles. C’est ce que fait apparaître Sophie Wahnich en étudiant le moment de la Révolution française. En s’appuyant à la fois sur des sources théoriques (Hippolyte Taine, Jean-Paul Sartre, Jacques Rancière) et sur des archives, elle met en évidence le rôle des émotions telles que la colère, la haine ou encore la surprise dans le mouvement révolutionnaire.

C’est ainsi que l’on peut interpréter, en particulier, le serment du Jeu de Paume (20 juin 1789). La salle des Menus-Plaisirs étant fermée aux députés du Tiers, ceux-ci se dirigent vers le Jeu de Paume et décident de se constituer en Assemblée nationale constituante. C’est un moment d’émotion collective d’une grande puissance, et c'est finalement elle qui fait surgir l’événement : la foule en colère se mue en communauté affective et donc en sujet collectif, animée par un même mouvement. L’autrice montre que ce phénomène atteint son paroxysme dans le « baiser Lamourette » : au nom de l’union à protéger, les députés s’embrassent pour attester de leur unité.

Ludivine Bantigny interprète l’amorce du mouvement des Gilets jaunes (le 17 novembre 2018) dans une perspective similaire. Les slogans, les phrases inscrites sur les gilets, sont autant de manières de donner corps aux émotions collectives qui circulent sur les ronds-points. Mais à rebours d’une lecture négative de ce mouvement, qui associerait émotion et émeute, l’autrice montre que cette mobilisation a été le creuset d’un nouveau rapport aux affects politiques, qui ont été assumés, verbalisés et partagés.

Bien loin de conclure à la dichotomie habituelle entre émotions et raison, l’étude des émotions exprimées par les Gilets jaunes nous conduisent à les considérer plutôt comme une forme d’intelligence collective. Cette analyse, qui ressaisit notamment la colère comme un affect politique pleinement positif, éclaire d’un nouveau jour les nombreuses manifestations qui, aujourd’hui encore, s’en font l’écho de par le monde.